Sage des temps modernes et chantre de la bienveillance, Matthieu Ricard veut sensibiliser à l’environnement grâce à « Émerveillement », son dernier projet de livre et d’exposition photo. Le moine bouddhiste a vagabondé dans des paysages naturels grandioses. Il en rapporte une certaine vision de la beauté et questionne le monde contemporain. Nous avons pu nous entretenir avec Matthieu Ricard pour parler d’Émerveillement et du regard qu’il porte sur notre époque tiraillée entre des forces contradictoires. Il mise sur la beauté comme premier pas pour prendre soin de la nature.

[Matthieu Ricard sera présent le 12 octobre 2019 pour l’inauguration de l’exposition photo Émerveillement sera à la Fondation GoodPlanet]

L’émerveillement, selon Matthieu Ricard

Qu’est-ce que l’Émerveillement ?

L’émerveillement est un moment où le raisonnement se suspend. Il y a alors l’impression de quelque chose qui dépasse l’individualité, il appelle une émotion enfouie profondément en nous : une sorte d’adéquation avec l’environnement. S’émerveiller, dans le cas de la nature, engendre le respect pour celle-ci. Dans le cas de l’environnement, le respect se traduit par le souci d’en prendre soin. Alors que nous vivons une époque avec beaucoup de messages décourageants, l’émerveillement donne de l’espoir.

Comment peut-il aider à faire face à la crise environnementale ?

L’émerveillement suscite quelque chose qui élève, ouvre le cœur. De fait, il incite, de manière constructive, à respecter la nature. La question environnementale est incontestablement le grand défi du XXIe siècle. À côté des défis environnementaux, le reste n’est rien. Par exemple, on parle actuellement des problèmes d’immigration. Pourtant, l’ampleur actuelle du phénomène n’est pas grand-chose comparée aux 250 millions de réfugiés climatiques attendus dans l’avenir.

La question environnementale est incontestablement le grand défi du XXIe siècle.

Justement, si vous ne deviez retenir qu’un seul moment d’émerveillement, lequel aimeriez-vous partager ?

Je me souviens d’un matin, assis au bord d’un lac à 4 600 mètres d’altitude dans l’Himalaya. Au lever du soleil, j’avais l’impression que la méditation était aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur dans la nature. Cette espèce de fusion fait partie de l’émerveillement grâce au sentiment de parfaite appartenance au monde qui vous entoure.

émerveillement mathieu ricard

Chute d’Aldeyjarfoss, au fond de la vallée de Barardal, au début de la route du Sprengisandur. Elle aussi située sur le fleuve Skj fandaflj—t. Elle a 20 mètres de hauteur et est entourée de colonnes de basaltes. Islande, septembre 2018 © Matthieu Ricard

Pourtant des décennies d’industrialisation et de frénésie de consommation ne démontrent-elles pas que tout ce qui est beau finit par être, d’une manière ou d’une autre, altéré ou détruit ?

Oui, il existe des forces contraires qui s’affrontent. Il faudra attendre pour savoir lesquelles prédomineront. Faut-il attendre que l’évolution sociale, biologique et climatique, l’anthropocène, nous mette une telle claque que la population humaine soit réduite à un milliard de personnes en raison des changements climatiques ? Ou, au contraire, qu’en prenant conscience de la valeur de tout ça avec l’émerveillement de la beauté sauvage, nous changions la donne ? Aurons-nous suffisamment de sagesse et de détermination pour dire que nous sommes allés trop loin dans un certain sens ? En effet, la croissance matérielle continue ne rend pas plus heureux et le changement climatique engendre beaucoup de souffrances.

Comment empêcher ces souffrances ?

Ne serait-il pas mieux de trouver le contentement dans une simplicité heureuse qui met en avant d’autres valeurs comme l’amitié, la nature, être bien dans sa peau au lieu de toujours chercher des remèdes artificiels ? La question est de savoir si nous parviendrons à avoir ce sursaut de sagesse ou si nous continuons à nous laisserons aller à la tentation de toute cette dispersion numérique et autres…

D’après vous, qu’est-ce qui fait que la société de consommation séduise encore autour du monde ?

Le leurre de la richesse, de la beauté, der la célébrité et de la jeunesse associées au bonheur fonctionne toujours.  Nous pensons qu’il s’agit « de tout pour être heureux », alors qu’en fait nous tournons le dos au bonheur véritable. Nous souffrons d’une abdication aux causes de la souffrance. Dans le bouddhisme, nous appelons cela l’ignorance, c’est-à-dire le manque de discernement. Les leurres de la société de consommation sont chatoyants. Le marketing et la société de consommation visent à vous faire désirer ce dont vous n’avez pas besoin et à l’acheter. Si vous avez vraiment besoin de quelque chose, un outil par exemple, vous cherchez ce qu’il y a de mieux et vous l’acquérez.

Nous nous martyrisons pour des trucs totalement inutiles.

Matthieu Ricard et la société de consommation

La publicité est-elle en cause dans l’émergence de tous ces besoins superflus ?

La publicité consiste à vous faire acheter plein de trucs dont vous n’avez absolument pas besoin pour mieux vivre plutôt que de passer du bon temps avec notre entourage, s’occuper de nos proches ou dans la nature. J’avais l’idée de faire une campagne de pub dans le métro « N’achetez pas ce dont vous n’avez pas besoin » pour dénoncer l’idée que nous nous martyrisons pour des trucs totalement inutiles.

Faire face à l’avenir avec discernement, coopération et altruisme

Que pensez-vous de la collapsologie, cette nouvelle tendance dans le mouvement écologiste, à étudier et anticiper la fin de la civilisation ?

Il ne faut pas la diaboliser. En effet, je suis proche de Johan Rockström, un des scientifiques qui a établi le concept des neuf limites planétaires que l’humanité ne doit pas dépasser afin de pouvoir vivre et prospérer encore 50 000 ans. L’an passé, les scientifiques ont encore alerté dans la revue PNAS que si le changement climatique dépassait les 4,5 degrés Celsius, tous les points de bascule se mettraient en œuvre.  L’humanité se retrouverait alors réduite à un milliard de personnes. J’estime ce scénario tout à fait plausible. Cela parait catastrophiste. Certains collapsologues pensent que cela peut être salutaire pour repartir sur des bases nouvelles.

Pensez-vous que repartir sur des bases nouvelles est possible ?

Il reste à voir si les gens vont s’entretuer ou partir sur des bases nouvelles pleines de sagesse. Je n’en sais rien. Le mieux serait déjà d’agir, même si les mesures à prendre sont difficiles et impopulaires. Les scientifiques disent qu’il est encore possible d’enrayer le changement climatique, mais que cela impliquerait des changements draconiens dans notre manière de vivre.

Pourquoi n’agissons-nous pas alors ?

Le futur ne fait pas mal, du moins pas encore. Si on vous dit qu’un rhinocéros va entrer dans la pièce dans trente ans et écrabouiller tout le monde, vous vous dites qu’on verra plus tard. Si on vous dit qu’un rhinocéros va entrer maintenant dans la salle, tout le monde panique et se lève. Nous avons beaucoup de mal à réagir émotionnellement à des événements qui vont se produire dans plusieurs décennies. Nous manquons de considération, et sans doute d’intelligence, pour l’avenir et les générations futures.

Le futur ne fait pas mal, du moins pas encore.

Comment remédier à ce problème de manque d’intelligence collective et de considération ?

Commençons déjà par écouter les scientifiques au lieu de les considérer comme des empêcheurs de tourner en rond ou de leur attribuer un agenda politique qu’ils n’ont pas. Les scientifiques du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) se désespèrent de voir que le message ne passe pas et que les décisions politiques sont tièdes. Nous sommes démunis face à cette gabegie. Les lobbys, dont celui du pétrole, quant à eux, ont des agendas politiques et freinent les mesures en faveur du changement et de l’intérêt général. Les scientifiques sont des alliés pour aller vers un monde meilleur. Néanmoins, très peu de chefs d’Etat, même s’ils ont des sympathies pour la cause de l’environnement, sont prêts à prendre des décisions impopulaires mais nécessaires.

Depuis des décennies, vous prônez la bienveillance et l’altruisme, vous vous efforcez d’en démontrer scientifiquement leurs bienfaits. Avec la montée des populismes, les élections de Trump et Bolsonaro, ces valeurs semblent reculer politiquement. Comment les défendre ?

Ce recul est un peu un hoquet dans la civilisation. Beaucoup de choses vont mieux, on a aboli l’esclavage et la torture. La charte des Droits de l’Homme et du citoyen est reconnue. Malgré des soubresauts, le niveau de la violence diminue globalement. Les services sociaux et l’État providence n’existaient pas il y a deux siècles. Certes, ils ne sont pas encore présents partout. Beaucoup de choses vont mieux, on s’endort sur nos lauriers et on néglige le long terme. Des opportunistes comme Trump jouent sur la défiance d’une partie de la population à l’égard de la science et sur sa méconnaissance de la situation internationale.

Pensez-vous que les technologies peuvent encore être un facteur de progrès social et environnemental ?

Tous les outils, sans exception, peuvent être utilisés pour construire ou pour détruire. Un marteau peut démolir un mur ou servir à construire une maison, un litre de pétrole peut vous faire parcourir des kilomètres ou servir à incendier une maison. Donc, tout est une question de discernement d’une part, et de motivation, d’autre part. Est-ce que nous nous servons de la technologie pour simplement s’enrichir ou nuire, ou bien pour mieux résoudre des problèmes globaux ? Elle est indispensable aux scientifiques qui étudient le climat, à la médecine… Plus les outils sont sophistiqués, plus ils ont de pouvoir, plus l’importance de la motivation devient centrale. Il y a 12 000 ans, avant la sédentarisation, nos ancêtres avaient des lances et de outils basiques, ils sont parvenus à faire disparaître les grands mammifères terrestres. Bien moins nombreux que nous, ils ont fait pas mal de dégâts. Maintenant, les États et les grandes entreprises disposent de moyens 1 000 fois plus puissants. Le pouvoir des technologies s’est grandement accru sans que la considération des individus ait forcément progressé à la même vitesse.

Que faire pour changer le monde ?

Sur le plan individuel, augmenter la coopération et l’altruisme. Car c’est le seul remède pour, à court terme, réconcilier l’économie (socialement responsable) et les besoins, puis à moyen terme améliorer la qualité de vie des gens. À long terme, l’ambition est de favoriser les conditions de vie des générations à venir en se préoccupant de l’environnement.

Un ensemble de personnes prêtes à coopérer a plus de force qu’un groupe d’égoïstes

Avez-vous un dernier message ?

Ne pas être découragé. Effectivement, un ensemble de personnes prêtes à coopérer a plus de force qu’un groupe d’égoïstes qui se tirent dans les pattes toute la journée.  J’ai été encouragé de constater que, lors des deniers élections européennes, les jeunes de moins de 30 ans ont majoritairement voté pour les écologistes.

Propos recueillis par Julien Leprovost

Pour aller plus loin, lire aussi :

Steven Pinker : « Peu de pays se sont combattus pour des ressources comme l’eau ou le pétrole »

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Gilles Vernet : « le vrai enjeu est de savoir si la technologie nous rend dépendant à l’immédiateté »

Le site de Matthieu Ricard

En savoir plus sur l’exposition Émerveillement de Matthieu Ricard à la Fondation GoodPlanet

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Source – crédit photo: Portrait de Matthieu Ricard, moine bouddhiste, philosophe, photographe et écrivain le 18 janvier 2016 © Getty / Eric Fougere / Contributeur