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Avec le pionnier de la reforestation au Brésil

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Au Brésil, Ernst Götsch, scientifique suisse, a transformé des centaines d’hectares désertiques en une jungle nourricière. En prime, il y produit un des meilleurs cacaos au monde. La méthode peut-elle faire école ?

Tous les matins, autour de la fazenda Olhos d’Agua, les « yeux d’eau », le même scénario se produit. Une pluie fine enveloppe la canopée. Dans les cimes et sur terre, un monde s’éveille : pélicans, colibris, singes et insectes se lancent à l’assaut des branches, ivres de rosée, pour se gaver de fruits. Une symphonie de bruits sourds envahit la forêt. Dans le ciel défilent de longues nappes de nuages gris… Plus il y en a, plus Ernst Götsch se réjouit. Ce chercheur suisse, 71 ans, généticien de formation, a en effet réussi un incroyable pari : replanter une jungle dans laquelle il cultive des cacaoyers, faire revenir la pluie et même réveiller dix-sept sources là où, il y a encore quarante ans, s’étendait un désert. L’aboutissement d’un projet qu’il mène depuis quatre décennies.

Une expérience pionnière, unique au monde

 

Sa fazenda, dans l’Etat de Bahia, est petite (500 hectares) à l’échelle du Brésil, mais située dans une forêt très importante, la mata atlântica, un biotope tropical humide qui couvrait, avant la colonisation portugaise au XVIe siècle, 1 290 700 kilomètres carrés, soit 15 % de la surface actuelle du Brésil. Exploitée pour son bois, notamment le pau brasil (bois de braise) qui donna son nom au pays, elle a depuis perdu 90 % de sa superficie. La raison ? « Après l’abattage des arbres, les paysans se sont mis à brûler les parcelles pour créer des pâturages, explique Ernst Götsch. La terre est devenue acide, s’est vidée de ses nutriments. » Les fermiers locaux ont eu le plus grand mal à y faire pousser quoi que ce soit. L’exploitation dont Ernst Götsch fit l’acquisition à la fin des années 1970 était alors surnommée la « fazenda des fugitifs de la terre sèche »…

Une agriculture syntropique basée sur les principes de l’agroforesterie

Comment le Suisse a-t-il réussi à réhabiliter les sols ? Sa méthode, qu’il a baptisée « agriculture syntropique » est basée sur les principes de l’agroforesterie, qui consiste à allier arbres et cultures vivrières. Ainsi, la canopée forme une sorte de parasol qui apporte de l’ombre aux cacaoyers, aux bananiers, aux papayers… En tombant, branches, feuilles et fruits forment une matière organique qui fertilise le sol. La terre ne cesse de grouiller de vers, de cloportes, d’insectes et de champignons et reste propice aux cultures. Dans la jungle nourricière de Götsch s’élèvent des arbres hauts de trente mètres. Tomates, fèves et radis poussent dans des clairières… On est bien sûr loin d’une réhabilitation à grande échelle. Le paradis vert de Götsch se limite à cinq kilomètres carrés, sur les 100 000 kilomètres carrés de la mata atlântica. Reste que son expérience a permis de revitaliser localement un écosystème moribond.

 

L’agroforesterie n’a rien de nouveau. Dans l’Antiquité déjà, les Grecs utilisaient les arbres pour faire pousser la vigne : les châtaigniers et les noyers permettaient d’apporter de l’ombre et de la matière organique aux ceps. Mais en Europe, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, elle a pratiquement disparu pour laisser place aux monocultures et à l’agriculture mécanisée, plus productives. Elle a mieux résisté dans les régions tropicales où le climat humide et chaud favorise une croissance rapide des arbres. « Chaque essence joue son rôle. Elle coopère avec les autres, explique Ernst Götsch. Ainsi, en tombant, les immenses feuilles de paulownias, arbres originaires d’Asie que j’ai intégrés ici, protègent le sol de la chaleur et le nourrissent en se décomposant. Nous avons oublié cette logique sous nos latitudes et nous reproduisons sans cesse les mêmes erreurs en voulant dominer la nature. »

De l’univers confiné des laboratoires aux grands espaces

Rien ne prédisposait Ernst Götsch à faire sa vie dans la jungle brésilienne. Dans les années 1960, alors jeune généticien, il se passionnait pour les OGM au sein de l’institut d’agronomie de Reckenholz à Zurich. C’était l’époque de la révolution verte. Pour nourrir les populations, on cherchait à accroître les rendements agricoles à grand renfort d’intrants chimiques – engrais et pesticides – et d’irrigation. Dans son laboratoire, Götsch concevait des génotypes de plantes résistantes aux maladies. Mais après quelques années, il constata que les variétés développées perdaient leur résistance. « Il fallait recommencer au bout de trois à huit ans, en créer de nouvelles. Ça devenait un travail de Sisyphe », se souvient-il. Le chercheur troqua alors l’univers confiné des laboratoires pour les grands espaces.

 

De l’Afrique à l’Asie, il se mit à étudier le fonctionnement des plantes, des sols et des arbres dans des écosystèmes variés. A 34 ans – en 1982 –, il partit au Costa Rica puis au Brésil, où il voulut acheter des terres pour mener ses expérimentations. Les seules à la portée de ses maigres économies se trouvaient dans la mata atlântica. Il acquit donc ses 500 hectares dégradés et, pendant des mois, sema avec une soixantaine de paysans un cocktail de graines d’arbres, tropicaux mais pas uniquement. « Je voulais recréer la forêt originelle mais le sol était devenu extrêmement sec, j’ai donc dû m’appuyer sur des graines d’arbres de régions semi-arides, comme les anacardiers, et même des variétés sénégalaises, pour faire remonter l’eau le long des racines », explique le scientifique.

Des variétés venues principalement d’Asie et d’Afrique

Les normes phytosanitaires encadrant l’importation de semences ? Ernst Götsch ne s’en est pas soucié : « On a peur des mélanges, mais c’est de l’exotisme que provient notre richesse. » Une position loin de faire l’unanimité chez les scientifiques. « Faire voyager des graines comporte des risques, rappelle Emmanuel Torquebiau, chercheur au sein du Cirad, organisme français de recherche agronomique pour le développement durable des régions tropicales et méditerranéennes. On peut importer des maladies ou des espèces potentiellement envahissantes. » Mais voilà qui n’inquiète pas Götsch. « Il n’y a aucune maladie à craindre, assure-t-il. Du moment que l’écosystème est équilibré, la nature s’autorégule. »
Citronniers doux, bananiers, papayers, açais et aussi mangoustans, ramboutans ou durians, typiques des forêts asiatiques… Aujourd’hui, des centaines de variétés venues principalement d’Asie et d’Afrique cohabitent dans sa forêt de Babel. Un écosystème fertile qui n’existe nulle part ailleurs dans le monde. Il suffit de tendre le bras pour cueillir un fruit. Le pied, lui, s’enfonce dans un tapis mou et craquant, pareil à un mille-feuille. Ernst Götsch, les mains solides et nervurées comme une écorce, saisit une poignée d’humus. La terre est souple, aérée, humide. Son parfum, envoûtant. Elle est constamment couverte et nourrie par les feuilles mortes, dont celles de l’eucalyptus ou le noyer d’Amazonie les plus hauts arbres de la forêt. On est soufflés d’apprendre que ce verger n’a jamais eu besoin d’être irrigué.

Une vie modeste

Ernst Götsch a choisi de ne pas vendre ses fruits. Il se contente d’en récolter quand ses deux plus jeunes filles, 12 et 13 ans, le lui demandent. Il préfère les laisser aux animaux. De même, il n’entretient aujourd’hui que cinq des cinq cents hectares reboisés. Le reste est laissé à la nature. « C’est bien assez d’espace pour avoir de quoi manger et produire de quoi gagner ma vie », explique-t-il. Une vie modeste. Il habite avec sa famille dans une petite maison en bois dans sa jungle et se nourrit en grande partie de sa production. Son temps, il le consacre à ses protégés, les arbres qui forment la strate inférieure de sa forêt : de magnifiques cacaoyers. Le scientifique les taille méthodiquement et laisse les résidus au sol. « La taille stimule la production d’acide gibbérellique, une hormone végétale favorisant la croissance. Et, au niveau des racines, les mycorhizes, phénomène de symbiose entre les champignons et la plante, augmentent la production de nutriments. C’est comme cela que l’on fertilise notre champ, explique Götsch. Dans la jungle, en général, cet élagage est assuré par les éléphants, qui cassent naturellement des branches sur leur passage. Je me contente de reproduire ce phénomène. » Et le voilà qui grimpe au tronc d’un cacaoyer avec l’agilité d’un adolescent pour attraper une cabosse rouge flamme. Un coup de machette et il tend aux visiteurs le fruit rempli d’une trentaine de fèves emmaillotées dans une pulpe blanche.

Un cacao de très haute qualité

Sur leurs cinq hectares, Ernst Götsch et son épouse Cimara produisent chaque année cinq tonnes de cacao. C’est moitié moins qu’en culture conventionnelle, où le rendement atteint deux tonnes par hectare. Mais son produit, de très haute qualité, est vendu quatre fois plus cher que le prix du marché aux Italiens d’Amedei, les meilleurs fabricants de chocolat au monde à en croire la London Academy of Chocolate, qui décerne chaque année un prestigieux prix aux acteurs de la filière. L’activité est d’autant plus rentable que les coûts de production sont quasiment nuls puisque les cultures de Götsch ne nécessitent ni irrigation ni engrais et qu’il travaille seul avec son épouse et, de temps en temps, avec des jeunes en apprentissage. « C’est une idée géniale, note Emmanuel Torquebiau, le chercheur du Cirad. Götsch a créé une succession de strates d’arbres, comme dans une vraie forêt. Ce système multi-étagé lui permet à la fois de produire un grand nombre de plantes utiles à sa consommation personnelle, de se dégager un revenu grâce à la commercialisation de son cacao et d’avoir un sol riche, qui résistera mieux à la fois à la sécheresse et aux pluies diluviennes. »

Des formations pour apprendre à reboiser

La forêt nourricière d’Ernst Götsch fait des émules au Brésil où, depuis vingt ans, l’homme a formé des milliers de personnes. De Rio de Janeiro à Recife, il explique la nécessité de semer sans compter, et de façon très dense. « Une graine tous les mètres, ça vous paraît trop serré ? Alors tentez une graine tous les trente centimètres, c’est encore mieux ! Si je veux un cacaoyer, j’en sème cent ! » répète-t-il lors de ses cours. La demande de formations est telle que sa fille Gudrun, 38 ans, a pris le relais. Elle recevait en mai dernier dans sa fazenda, juste à côté de celle de son père, quarante-cinq jeunes femmes venues du Brésil pour apprendre à reboiser une parcelle. Dans le groupe, on trouvait aussi bien des maraîchères installées de longue date que des infirmières, comme Aya Branco, 28 ans, de São Paulo, en reconversion professionnelle. « Comme beaucoup d’entre nous, j’ai découvert Ernst Götsch dans un reportage diffusé à la télévision brésilienne, dit-elle. J’ai tout de suite aimé son côté pragmatique. Il désacralise l’arbre. On a trop tendance à planter un seul arbre et à attendre tout de lui. »

 

Au milieu de sa jungle agricole, une tronçonneuse à la main, Ernst Götsch calcule le meilleur cran de chute pour l’entaille en v qui viendra fendre un robuste caja (prunier mombin), haut de huit mètres. Une dizaine d’arbres ont déjà été coupés. La scène a de quoi surprendre. « Il faut bien que j’ouvre une parcelle de la forêt que j’ai semée si je veux avoir de quoi manger ! » lance l’agriculteur. Puis il s’attaque à un autre caja, de trente mètres celui-là. « Sa vigueur a nourri les autres, mais cet arbre a atteint sa maturité, justifie Götsch. Il faut le couper avant qu’il ne tombe malade. » Même les troncs vont rester au sol pour créer de la matière organique. Etendus en ligne dans la clairière, ils marquent les rangs de tomates, de radis, d’avocats et de fèves qui viennent d’être semés. «Ce qui est criminel, explique-t-il, ce n’est pas de couper les arbres, c’est de ne rien planter à la place.»

La méthode Götsch peut-elle dépasser le stade artisanal ?

Lui en est convaincu. Depuis dix ans, il accompagne des agro-industriels brésiliens qui cherchent à adopter des pratiques de production plus résistantes au changement climatique. « Avant que les cours du cacao ne s’effondrent à partir des années 1990, la vie des propriétaires terriens était confortable, explique le Suisse. Aujourd’hui, il y a davantage de concurrence, ils gagnent moins, ils ont des crédits à rembourser. Une mauvaise saison, avec de la sécheresse ou des pluies diluviennes, peut leur être fatale. Ce sont toujours les crises qui stimulent l’imagination. » Le chemin semble toutefois long avant que la méthode de l’alchimiste suisse des forêts puisse être généralisée au Brésil. Ce « géant vert », quinze fois la superficie de la France, s’appuie sur des monocultures de soja transgénique, d’eucalyptus ou de canne à sucre.

 

Les exportations, multipliées par six depuis 2000, imposent une cadence infernale. Pour les petits producteurs comme pour les mastodontes de l’agriculture, il faut produire rapidement et au moindre coût, donc en usant de moult intrants chimiques. Le gouvernement vient d’ailleurs d’approuver la mise sur le marché de 121 nouveaux pesticides. Dans le village de Piraí do Norte, à quinze minutes de l’exploitation d’Ernst Götsch, rares sont les producteurs de cacao à suivre l’exemple du Suisse. La plupart continuent d’ailleurs d’appeler sa ferme la fazenda del gringo, la ferme de l’étranger. Des soixante semeurs du début de l’aventure, dans les années 1980, il ne reste personne. Ils disent n’avoir ni le temps, ni les moyens, ni les connaissances pour lancer ce type de mécanisme. « Pour semer autant, il faut un capital de départ que nous n’avons pas », regrette un paysan qui a souhaité conserver l’anonymat. Il déplore aussi le coût élevé des formations proposées par le Suisse, équivalant à plusieurs mois de salaire dans cette région pauvre du Brésil. Ernst Götsch répond que la formation des paysans de Bahia n’est pas sa priorité. Ce qu’il veut, c’est voir son modèle prospérer sur des milliers d’hectares, au-delà du Brésil, en Asie, en Afrique, en Europe.

Mais son système a-t-il un avenir dans des régions qui n’ont pas le même climat que le Brésil ?

« L’avantage avec le climat tropical, c’est qu’on peut se permettre de faire des erreurs, explique Grégoire Servan, maraîcher dans le Gers et l’un des trois jeunes apprentis qui travaillent avec Götsch. Un arbre coupé repousse rapidement. Mais en France, il faut attendre dix, quinze, voire vingt ans avant de voir si cela fonctionne. » Un exemple de forêt comestible existe déjà dans le sud-ouest de l’Angleterre, dans le Devon. Créée par Martin Crawford, directeur d’une fondation anglaise de recherche en agroforesterie, elle est plus petite – seulement un hectare – mais aussi luxuriante et variée que celle du Suisse. Qui assure que son système est applicable à l’ensemble de la planète. « J’ai travaillé en zone subarctique, dans le nord de la Norvège, à 5 000 mètres d’altitude dans l’Altiplano bolivien, dans des déserts, la savane, les wetlands brésiliens…, précise-t-il. Qu’on soit en Europe, en Afrique, en Amérique ou en Asie, il suffit de se poser une seule et bonne question : quelle est la fonction d’un arbre ? ”

 

Ses missions dépassent d’ailleurs désormais son pays d’adoption. L’agriculteur suisse était récemment invité en Chine en tant que consultant pour un groupe agroalimentaire dont il ne souhaite pas citer le nom. « Il est encore tôt pour dire si la méthode Götsch peut produire en grande quantité sous des climats tempérés, reconnaît Fabien Balaguer, directeur de l’association française d’agroforesterie (Afaf), basée dans le Gers. Mais nous accueillons chaque jour de nouveaux agriculteurs qui veulent intégrer des arbres à leurs parcelles, pour diversifier leur production. » En témoigne le succès du quatrième congrès mondial d’agroforesterie qui s’est tenu pour la première fois en Europe, à Montpellier, en mai 2019. Au total, 1 200 personnes étaient présentes, parmi lesquelles des scientifiques, des agriculteurs et des représentants d’ONG venus de 120 pays. Le rendez-vous, organisé par l’INRA et le Cirad, a également accueilli des groupes agroalimentaires (Danone, Nestlé ou Cémoi, premier fabricant de chocolat en France). « Aujourd’hui, vingt et une de nos trente-cinq coopératives en Côte d’Ivoire développent des systèmes agroforestiers, souligne Joaquin Muñoz, directeur du développement durable chez Cémoi. Nous avons créé un manuel qui reprend les bases de cette méthode. »

 

Ernst Götsch, lui, prépare la prochaine étape : l’invention de machines capables de tailler, semer et récolter en sous-bois. « Ce sera une révolution dans la culture des céréales et du soja, promet-il. On va pouvoir produire autant qu’en agriculture conventionnelle et de façon naturelle. » Un premier prototype est prêt mais Götsch préfère taire son fonctionnement et sa tâche. Les enjeux financiers sont tels que l’ingénieur brésilien et le constructeur auxquels il a fait appel se disputent la paternité de l’engin devant les tribunaux. Le Suisse ne se décourage pas et cherche un nouveau fabricant en Europe. Il en est convaincu, il est sur la voie juste. Comme le berger de Jean Giono, dans L’Homme qui plantait des arbres (1953), qui redonna vie à sa forêt provençale : « En même temps que l’eau réapparut réapparaissaient les saules, les osiers, les prés, les jardins, les fleurs et une certaine raison de vivre. »

source – crédit photo: Parmi les essences originaires d’ailleurs, le citronnier doux iranien.© Bruno Morais