Le naufragé le plus célèbre de la littérature s’est échoué dans une île non précisée des Caraïbes. Même si le roman détaille sa position, pas si simple de retrouver ce petit bout de terre !

« Ce fut, suivant mon calcul, le 30 septembre que je mis le pied […] sur cette île affreuse […] . Je me trouvais par les 9 degrés 22 minutes de latitude au nord de l’équateur.  » C’est là que le romancier Daniel Defoe situe « l’île du désespoir », sur laquelle échoue son héros Robinson Crusoé, au large de l’embouchure de l’Orénoque. Soit sur le 63e méridien environ, dans la mer des Caraïbes ; avec au nord-ouest les contours visibles de l’île de Trinidad.

Grâce à de telles précisions, on devrait pouvoir trouver sans difficultés la fameuse île de Robinson ; sauf qu’à ces coordonnées, il n’y a que de l’eau à perte de vue. Pour son récit, publié en 1719, le romancier s’est pourtant inspiré d’un fait réel : en 1705, Alexander Selkirk fut abandonné sur une île déserte.

Un naufrage avait véritablement eu lieu sur un rocher chilien

Durant quatre ans, ce marin écossais a vécu seul, avant qu’une expédition ne le découvre. Où cela ? Dans le Pacifique, à quelque 667 km au large de Valparaiso (33°37′ sud et 78°50′ ouest), sur un caillou chilien long de 22 km et large de 7,3 km.

A noter qu’en 1966, le Chili a rebaptisé l’île du désespoir, connue jusqu’alors sous le nom de Más a Tierra, en Isla Robinsón Crusoe, en hommage autant à Daniel Defoe qu’à Alexander Selkirk, et peut-être aussi pour faire de ce confetti de terre une attraction touristique.

L’île Robinson Crusoé, un fantasme littéraire

À trois heures de vol des côtes chiliennes, l’île rendue célèbre par l’écrivain anglais Daniel Defoe accueille chercheurs de trésors et voyageurs en quête d’un environnement original.

Ce tout-terrain vaut de l’or. Avec ses portes rafistolées et son démarrage poussif, il n’est pas très fringant. Pourtant, il joue un rôle crucial sur l’île de Robinson Crusoé en assurant la liaison entre l’unique piste d’atterrissage et un débarcadère situé quelques centaines de mètres en contrebas. Tous les deux ou trois jours sont entreposés à son bord des baga­ges, des sacs de courrier ou des caisses de langoustes, au gré des rotations assurées depuis le continent par de petits avions. La géographie montagneuse de cette île n’a en effet pas permis de construire un aérodrome aux abords de la bourgade de San Juan Bautista, la seule de l’île, dans laquelle vivent environ 700 personnes. Et c’est du coup à la pointe sud-est, sur l’un des rares espaces plats et larges, qu’a été aménagée une piste en terre. Sur ce bout de terre perdu dans le Pacifique, à environ 650 kilomètres du continent, le vent et les précipitations rendent les atterrissages délicats, contraignant parfois les avions à rebrousser chemin. Un problème qui devrait être partiellement résolu grâce aux travaux d’aménagement lancés voilà quelques semaines.
Après un vol de trois heures depuis Santiago du Chili, les passagers prennent plaisir à se lancer dans une petite marche à pied, à la découverte de cette terre élevée au rang de mythe par Daniel Defoe il y a déjà trois siècles, lorsqu’il eut la bonne idée de publier un roman intitulé Robinson Crusoé. L’écrivain anglais s’est inspiré des mésaventures réelles d’un marin écossais, Alexander Selkirk, débarqué en 1704 sur une petite île du Pacifique connue sous le nom de Mas a Tierra. Il aurait, semble-t-il, demandé à quitter le navire en raison d’un différend avec son capitaine. Pendant quatre ans, cet homme va réussir à survivre seul. Il sera finalement récupéré par un autre bateau et retrouvera l’Angleterre où des journalistes raconteront son histoire exceptionnelle. Sous la plume de Daniel Defoe, Alexander Selkirk deviendra l’un des personnages les plus connus au monde. Et Mas a Tierra adoptera officiellement en 1966 le nom de Robinson Crusoé, une autre île, située à une vingtaine d’heures de navigation, prenant, elle, celui d’Alexander Selkirk.

C’est dans les pas de ce héros solitaire que tentent aujourd’hui de marcher les visiteurs tout juste débarqués de l’aérodrome. Au fil du chemin sinueux qui les amène vers leur prochain moyen de transport – une barque de pêcheurs – il est plaisant d’imaginer les lieux qui pouvaient lui servir de refuge. Comme ce cratère immergé dans des flots agités, formant une cuvette naturelle où les embarcations trouvent aujourd’hui un mouillage apaisé. Quelques otaries curieuses assistent à l’embarquement des passagers et de leur barda. Par gros temps, la manœuvre s’avère délicate. Ce n’est pourtant qu’un peu plus tard que les passagers prennent conscience de la véritable puissance du Pacifique, lorsque le bateau quitte son anse protectrice et met le cap sur San Juan Bautista. Le trajet prend environ une heure et demie, le long des falaises à pic où les lieux d’accostage se font rares.

Pendant des siècles, pourtant, cette île a offert un havre de paix aux navigateurs remontant du Cap Horn. Riche en eau douce grâce aux fortes précipitations qui s’abattent toute l’année, elle servait également d’immense parc d’élevage aux chè­vres lâchées par des bateaux de passage. Et ses côtes regorgent d’innombrables richesses, avec ses animaux marins, ses poissons, ses coquillages et ses crustacés. Quelques bouées flottent d’ailleurs ici et là, indiquant aux pêcheurs de langoustes la position de leurs casiers.

Principale ressource économique de l’île, la langouste est exportée dans le monde entier, envoyée par caisses entières qui accompagnent souvent les touristes à bord des vols de retour. Les habitants de l’île, eux, n’utilisent en revanche que rarement l’avion, trop coûteux. Car même s’ils profitent de tarifs préférentiels, ce mode de transport reste beaucoup plus cher que le bateau. Et c’est logiquement par la mer que s’effectuent la plupart des échanges entre cette île et le continent, grâce à un cargo qui vient les approvisionner chaque mois. À son bord, les places sont rares et réservées en priorité aux îliens. De son côté, la marine chilienne se charge de transporter les jeunes qui partent étudier sur le continent, les ramenant sur l’île à la fin de l’année scolaire ou universitaire.

Tenter de jouer les Robinsons sur cette terre n’est guère plus possible de nos jours. La grande majorité de cette île, reconnue réserve de biosphère par l’Unesco, est protégée et il faut se plier à des consignes strictes pour pouvoirl’arpenter. Le camping sauvage est ainsi interdit, de manière à protéger le plus possible un écosystème unique au monde. Et s’il est possible de se lancer seul sur certains chemins, no­tamment celui qui amène de San Juan Bautista à l’aéroport en passant par le mirador Selkirk, c’est en compagnie d’accompagnateurs agréés que doivent se faire la plupart des excursions. Une manière de préserver un environnement qui connaît l’un des taux d’endémisme les plus élevés de la planète, plus de 60 % des plantes de cette terre n’existant nulle part ailleurs.

Ce patrimoine naturel a connu de nombreuses agressions au fil des siècles. L’introduction de certaines espèces animales, notamment le lapin ou la chèvre, ainsi que la prolifération de certaines plantes sont des fléaux qui menacent ce trésor végétal. L’homme a lui aussi largement contribué à le mettre en danger, l’abattage massif des arbres ayant entraî­né un très fort phénomène d’érosion dans certaines portions de l’île. Or, cette présence humaine ne cesse de se développer depuis la fin du XIXe siècle. La richesse de ses eaux a attiré de nombreux aventuriers venus tenter d’y faire fortune, à l’instar du baron suisse Alfred von Rodt qui y a ouvert en 1892 une conserverie de langoustes.
Aujourd’hui, plus que sur la pêche, c’est sur le tourisme que misent les nouveaux investisseurs, en sachant combien cette île luxuriante et accueillante a de la valeur aux yeux de tous ceux qui cherchent à s’offrir une respiration. Car s’il n’est plus guère possible de se prendre pour Ro­binson seul sur une île déserte, la possibilité de se plonger l’espace de quelques jours, ou semaines, dans un environnement original est, elle, bien réelle.

 

Source: Science & Vie QR n°20 « La mer & les océans » – Le Monde

crédit photo: capture

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