Depuis l’Antiquité, diverses civilisations ont imaginé des créatures ailées : divinités, génies, anges et fées. Elles ont en commun d’incarner de puissants désirs, charnels ou spirituels, parfois les deux en même temps.

Pourquoi ces corps sertis de plumes ou d’ailes d’insectes nous font-ils toujours rêver ?

Déesse ailée, sans doute Ishtar. Plaque en terre cuite, XVIIIᵉ siècle av. J.-C. British Museum, Londres. Wikipedia

Désirs sexuels ailés

Les créatures ailées revêtent souvent une forte dimension érotique, comme le montre bien la représentation d’une déesse nue, sans doute Ishtar, modelée il y a 4000 ans sur une plaque en terre cuite provenant du sud de l’Irak. Aujourd’hui exposée au British Museum, l’œuvre provoque le regard du visiteur. Ce qui frappe, outre cette nudité affichée, ce sont les ailes que la divinité porte dans le dos, comme un manteau de plumes largement ouvert pour dévoiler ses seins hauts et pleins, son profond nombril et son triangle pubien, seulement obscurci par un léger voile d’ombre. Ishtar était la déesse du désir sexuel et la protectrice des prostituées qui œuvraient dans son sanctuaire à Uruk, une des plus anciennes cités de l’histoire de l’humanité.

En Grèce, la déesse de l’Aurore, une jeune fille ailée nommée Eos, incarne un désir féminin jamais totalement assouvi, malgré de nombreux amants successifs. Sur des céramiques, on la voit poursuivant de beaux garçons avec lesquels elle souhaite faire l’amour, comme le jeune prince troyen Tithon.

Eos poursuivant Tithon. Céramique attique, vers 470-460 av. J.-C. Musée du Louvre, Paris. Wikipedia

De manière plus inquiétante, les Sirènes antiques, ces créatures mi-femmes mi-oiseaux, sont elles aussi des prédatrices, dévoreuses des marins qu’elles attirent par leurs chants suaves vers de dangereux rivages où ils trouvent la mort. Le fantasme de la féminité dotée d’ailes possède ainsi son versant sombre : la femme trompeuse et fatale.

Comme l’a montré Serinity Young dans son essai intitulé Women Who Fly, la « femme volante » est une figure complexe, tantôt positive, tantôt négative, mais toujours fascinante.

Dans la mythologie grecque, les ailes ne sont cependant pas réservées aux personnages féminins. Éros, fils d’Aphrodite, appelé Cupidon par les Romains, est lui aussi un être aérien. Incarnation du désir érotique, il parcourt le ciel, décochant ses flèches qui rendent tout le monde amoureux. L’angelot est toujours indirectement célébré aujourd’hui lors de la Saint-Valentin.

 

« Cupidon taillant son arc », peinture de Parmigianino, vers 1533. Kunsthistorisches Museum, Vienne. Wikipedia, CC BY

Après l’Antiquité, Éros inspira encore de nombreux artistes, comme Parmigianino, dont le « Cupidon taillant son arc », peint vers 1533, exhibe ses fesses dans une pose que l’on peut qualifier d’homoérotique.

Victoire et beauté

L’œuvre la plus célèbre représentant une femme ailée est sans nul doute la Victoire de Samothrace, aujourd’hui au Musée du Louvre, où elle a atterri au XIXe siècle. Encore une déesse. Appelée Niké par les Grecs et Victoria par les Romains, vous la voyez perchée sur la proue d’un navire, d’où elle domine l’escalier Daru. Imaginez : descendant du ciel, elle vient tout juste de se poser à l’avant du bateau. À cause du puissant vent marin qui souffle sur elle, son drapé léger adhère à son corps. Il en épouse parfaitement les formes pulpeuses, révélant son nombril, ses seins et ses cuisses. Ce qui produit un fort effet érotique à l’origine du succès de l’œuvre.

La Victoire de Samothrace, IIᵉ siècle av. J.-C. Musée du Louvre, Paris. Wikipedia, CC BY

Mais le désir incarné par cette séduisante divinité se dédouble : au plaisir charnel immédiatement suggéré par ce physique parfait, du moins selon les critères de l’époque, s’ajoute un rêve de victoire dont la divinité est pourvoyeuse. La Victoire de Samothrace est une somme de promesses : beauté et succès.

Élévation, érection et résurrection

L’envol de Niké traduit aussi un rêve de libération des entraves du corps et de la pesanteur. La Victoire de Samothrace triomphe des lois physiques auxquelles les êtres humains sont soumis. On retrouve l’expression du même désir dans le mythe d’Icare, ce Grec qui s’éleva dans les airs, bien au-dessus de sa condition de simple mortel, avant sa chute fatale. Morale de l’histoire : Icare s’est pris pour un dieu. Il a transgressé les lois humaines.

L’élévation prend une forme mystique dans le mythe d’Orion, un grand et beau chasseur qui, après sa mort, est admis par les dieux dans le Ciel où il a le privilège de pouvoir se métamorphoser en constellation, selon un processus que les Grecs nommaient catasterismos. Une mosaïque récemment découverte à Pompéi en offre la plus belle illustration antique connue. Remarquez que le jeune homme s’élève cette fois, non au moyen de plumes, mais d’ailes de papillon, symbole de légèreté et d’apesanteur.

Mystique et érotisme se rejoignent et se confondent dans le mythe égyptien de la déesse Isis. Alors que son époux Osiris a été atrocement mutilé par son frère Seth, Isis parvient à le ranimer, après s’être transformée en oiseau. C’est en battant des ailes, au-dessus de la momie d’Osiris, qu’elle parvient à l’exciter suffisamment pour faire l’amour avec lui une dernière fois et tomber enceinte de cette ultime union. Isis ailée incarne la femme parfaite, capable de réveiller la virilité refroidie d’un cadavre, grâce aux caresses de ses plumes. Les ailes d’Isis représentent la toute-puissance féminine, créatrice d’excitation sexuelle et de vie.

Pazuzu, statuette assyrienne en bronze, VIIIᵉ-VIIᵉ siècles av. J.-C. (Musée du Louvre, Paris). Wikipedia

La force virile a également été figurée sous la forme de créatures ailées. Les Assyriens adoraient Pazuzu, un génie protecteur à l’aspect un peu effrayant, comme en témoigne une statuette, aujourd’hui au Louvre. Ces représentations servaient d’amulettes, écartant le malheur. Parfois, le sexe de Pazuzu est en érection, soulignant davantage encore sa puissance phallique.

Pénis ailés, os, époque romaine. Wikipedia, CC BY

Dans un sens très proche, les Grecs et les Romains ont imaginé des porte-bonheurs en forme de phallus ailés, réduisant ainsi l’être ailé à l’organe qui leur paraissait essentiel.

Ces créatures volantes n’ont pas disparu avec la christianisation de l’Empire romain. L’Église a seulement tenté de désexualiser les anges ; ce qui a eu pour effet d’en faire des êtres androgynes à la beauté souvent troublante.

Toujours dans le monde chrétien, la légende de Christine l’Admirable, une Flamande née au XIIᵉ siècle, n’est pas sans rappeler les mythes d’Isis et d’Orion : elle se serait élevée de son cercueil, le jour de ses funérailles, battant des ailes et s’envolant comme un oiseau jusqu’au plafond de l’église où se tenait la cérémonie.

Kendall Jenner lors du défilé Victoria’s Secret, en 2016. YouTube

Marketing, plumes et fées

De manière beaucoup plus terre à terre, les femmes emplumées font aujourd’hui partie des stratégies de marketing destinées à susciter chez le public le désir d’acheter. Un des exemples les plus flagrants est Victoria’s Secret, célèbre marque de lingerie qui dispose de son spécialiste des plumes, ou plumassier, Serkan Cura, réalisateur de corsets extravagants.

Les top models, ou « Anges », qui s’exhibent lors des défilés sont réputées être les plus belles femmes du moment, comme Kendall Jenner qui, en 2016, se fait remarquer avec ses grandes ailes colorées, telle une Ishtar contemporaine.

Mais si la marque a connu jusque-là un grand succès, ses ventes sont en baisse depuis 2018, le public s’insurgeant désormais contre l’idéal de maigreur qu’elle promeut.

Plus subtile, la marque Nike, dont le nom est directement tiré de celui de la déesse Niké, a pour logo une plume stylisée, promesse de victoire et de dépassement de soi.

Depuis que Katy Perry a arboré des ailes, déguisée en Isis dans le clip de la chanson Dark Horse, en 2014, rares sont les stars qui ne sont jamais apparues ailées dans les médias ou lors d’un show. L’image de la femme à plumes, associée à un érotisme plus ou moins torride, permet aussi de faire la promotion de spectacles de carnaval ou de cabaret.

Mais la palme de la sexualité ailée revient sans nul doute à Megan Fox dans le film Passion Play (de Mitch Glazer, 2010), suivie par les ébats féériques de Cara Delevingne et de son amant humain dans la série Carnival Row(2019-).

Les ailes du désir n’en ont pas fini de battre.


Christian-Georges Schwentzel a publié « Le Nombril d’Aphrodite, une histoire érotique de l’Antiquité », aux éditions Payot.The Conversation

Christian-Georges Schwentzel, Professeur d’histoire ancienne, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original. crédit photo: Katy Perry capture