Les annonces sur la baisse de la croissance se succèdent, annonciatrices de temps difficiles. Chercher à faire remonter le PIB, est-ce la solution ? De nombreux économistes pensent qu’une telle politique n’a plus aucun sens. L’un d’entre eux, Timothée Parrique, auteur d’une thèse sur la décroissance, nous explique au contraire pourquoi nos dirigeants perdent du temps, crispés sur un modèle dépassé alors que la crise constitue l’opportunité, et peut-être notre dernière chance, d’inventer l’économie dont la planète et nous-mêmes avons besoin.

L’OCDE prévoit moins 5,5 % de croissance pour le 1er trimestre 2020 en France. La dépression qui va peut-être suivre constitue-t-elle une nouvelle base pour créer une économie qui allie impératifs écologiques et bien-être humain ?

Ce qu’il faut faire, ce n’est pas mettre l’économie en pause, c’est la transformer. Profitons de cette phase de récession pour comprendre que le système capitaliste est à bout de souffle. Une économie centrée sur la croissance n’est pas écologiquement soutenable, que ce soit en termes de consommation de ressources naturelles ou d’impacts environnementaux.  L’opportunité, c’est qu’effectivement, la pandémie nous permette de nous réveiller, et de comprendre que la santé sociale et écologique devrait passer avant la croissance du PIB. C’est l’idée de la post-croissance.

Renoncer aux objectifs écologiques pour doper le PIB, même temporairement, ce n’est donc pas la bonne voie à emprunter ?

Ce serait une grave erreur. Posons-nous la question : pourquoi vouloir grossir l’économie ? Empiriquement, cela augmente les inégalités, ça ne réduit pas la pauvreté, et ça n’augmente pas non plus le bien-être. On n’est pas plus heureux lorsqu’on passe de l’iPhone 8 à l’iPhone 10. Au contraire, le consumérisme à outrance poussé par la publicité a pour conséquence le culte du matérialisme qui n’engendre pas le bonheur mais la jalousie et la frustration. Quant à l’emploi, on peut très bien en créer sans croissance, par exemple à travers la réduction du temps de travail. Alors si en plus, ça détruit l’environnement – à quoi bon. La croissance économique, ce n’est pas du développement, c’est de l’obésité.   

Si le PIB est dépassé, quel indicateur nouveau pourrions-nous alors prendre comme étalon ?

Depuis la loi Sas de 2015, le gouvernement doit évaluer ses politiques publiques avec 10 indicateurs sociaux et environnementaux, et cela tous les ans. Est-ce vraiment pris en compte ? On ne dirait pas. Peut-être devrions-nous nous inspirer d’autres pays comme le Bhoutan et son « Bonheur National Brut » ou la Nouvelle-Zélande, qui l’année dernière a annoncé la mise en place d’un « budget bien-être. ». La moindre des choses à faire, ce serait de soustraire les coûts de la croissance du calcul du PIB, mais même cela n’est pas fait. Les indicateurs sont là, il y en a des dizaines, et cela depuis les années 1970. Maintenant, il ne reste plus qu’à les utiliser.

Pourquoi les indicateurs différents du PIB, comme l’indice de développement humain (IDH), n’ont-ils jamais été utilisés ?

Certains parlent de problèmes méthodologiques, de complexité et d’ignorance. Il y a aussi les habitudes, qui sont difficiles à changer. Le PIB est devenu un indicateur clé pour les comparaisons internationales ; difficile pour un pays tout seul d’abandonner un cadre de comptabilité nationale internationalisée depuis 1953 ! Il y a aussi autre chose : si la croissance est un vecteur d’inégalité, une réalité empirique bien montrée par Thomas Piketty, cela veut dire que certains acteurs ont intérêt à défendre la machine à croissance. Le pire, c’est que ce désir de croissance est devenu une sorte d’idéologie : la croissance, c’est bien. Ce sens commun est difficile à déconstruire, cela nécessiterait une « décolonisation de l’imaginaire », comme disent les partisans de la décroissance. Le mouvement est en marche car on en parle de plus en plus – mais il faudrait accélérer car le sablier climatique, lui ne nous attends pas. 

L’effort à faire du côté du consommateur, on le sait, c’est la sobriété. Nous avons tous commencé à devenir sobres pendant le confinement. Quels comportements de consommateurs devrions-nous garder de cette période ?

Prendre moins sa voiture, beaucoup moins l’avion, télé-travailler au moins une partie de la semaine, manger moins de viande, passer aux énergies propres : ce sont de petits changements qui sont bons pour la planète, la santé et le porte-monnaie. Vivre plus lentement, passer plus de temps avec ses proches, la « simplicité volontaire » en un mot, cela peut devenir une source d’épanouissement.  Cela est nécessaire mais pas suffisant : c’est la manière de produire qui doit changer, sous l’impulsion de politiques publiques, par exemple pour soutenir le développement de l’Économie Sociale et Solidaire. Et pour certaines activités de production les plus polluantes, il faudrait un « confinement climatique », une décroissance organisée et maitrisée des secteurs néfastes.

Justement, alors que l’État distribue des aides aux secteurs aérien et automobile, quelles contreparties devrait-il exiger ?

Il faut au minimum subordonner les aides à une baisse des émissions carbone. France Stratégie estime une « valeur sociale du carbone » à 250 euros la tonne à l’horizon 2030. Si nous accordons des aides publiques, il faudrait les adosser à un engagement précis de réduction carbone. La priorité ne devrait pas être le rafistolage d’un système obsolète, ce devrait être d’investir dans l’économie de demain – une économie à échelle humaine en harmonie avec la nature qui l’entoure.

Comment expliquer que le secteur financier ne s’empare pas de ces nouveaux investissements ?

Les marchés financiers maximisent le retour sur investissement. Ils regardent les taux de profit les plus hauts. Le problème, c’est que ces taux, dans l’Économie Sociale et Solidaire, sont faibles. Donc, les innovations sociales et écologiques se retrouvent à sec. Aujourd’hui encore, investir dans l’automobile rapporte plus à court terme. Et même si cela nous mène à la catastrophe, ceux qui prennent ces décisions savent qu’ils sont également les plus protégés par rapport à ce qui nous attend. La solution : mobiliser l’épargne privée en régulant la finance, par exemple avec des critères plus stricts d’ « Investissement Socialement Responsable ». Mais surtout, mobilisons l’investissement public. Nous le faisons déjà, mais nous le faisons mal car les liquidés que les plans de relance mettent sur la table bénéficient aux secteurs que l’on voudrait voir disparaitre. Ce qu’il faut, c’est flécher l’investissement en fonction d’objectifs sociaux et environnementaux, en oubliant ce vieil indicateur qu’est le PIB.

Les aides proposées par le gouvernement aboutiront-elles, sans qu’on le dise encore, à mettre en place un revenu universel de base ?

En tant que solution d’urgence, pourquoi pas. Le problème, c’est qu’on risque de renforcer l’économie traditionnelle et que beaucoup de ces revenus seront captés par des secteurs néfastes. Personnellement, je préfère l’idée d’un « Universal Basic Services » : garantir un accès gratuit à un panier de biens comme le transport de proximité, le logement, où les télécommunications. Ou sinon, on pourrait aussi donner un revenu de base en monnaie complémentaires, ce qui permettrait à la fois de réduire son coût pour l’État, de stimuler l’Économie Sociale et Solidaire, et de démocratiser l’économie – c’est la proposition d’une « Dotation Inconditionnelle d’Autonomie ». Allions le social et l’écologique : plus que d’un revenu de base, nous avons besoin d’un « revenu de transition écologique » qui permettrait à tous de satisfaire leurs besoins sans mettre en péril la planète. 

Propos recueillis par Sophie Noucher

source – crédit photo: YAB