Depuis l’annonce que Shein s’apprête à ouvrir six magasins en France, les plateaux télé s’enflamment. Les débats se multiplient, les chroniqueurs s’indignent, les célébrités défilent pour rappeler que “la fast fashion, c’est mal”, que “ça pollue”, et qu’il faut “acheter moins, mais mieux”.
Tout le monde y va de sa leçon de morale.

Mais la vérité, c’est que ce discours est aussi infantilisant qu’injuste.
Car oui, acheter mieux est souhaitable. Mais encore faut-il savoir comment et pouvoir le faire.

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Les médias adorent ce type de polémique : ça attire l’attention, ça donne bonne conscience.
On invite une chanteuse, un acteur ou une influenceuse “éco-responsable” qui explique avec douceur que “mieux vaut une pièce intemporelle qu’un top à 4 euros”.
Et souvent, ces personnes pensent sincèrement bien faire.
Elles veulent éduquer, sensibiliser, éveiller les consciences.
Mais elles oublient une chose essentielle : on peut avoir peu de moyens et pourtant acheter intelligemment.

Acheter mieux, ce n’est pas forcément acheter cher.
C’est apprendre à repérer les matières qui durent, réparer au lieu de jeter, choisir la seconde main, le troc, les vide-greniers, les artisans locaux ou les petites marques transparentes.
Ce n’est pas une question de moyens, mais de bon sens et d’accès à la bonne information.

Le vrai problème, c’est que le système rend le mauvais choix plus simple : plus visible, plus rapide, plus tentant.
Les plateformes comme Shein exploitent nos failles – la fatigue, le stress, l’envie de se faire plaisir à petit prix – pendant que la société nous vend l’idée que consommer, c’est exister.
Et au lieu d’aider les gens à consommer autrement, on préfère les faire culpabiliser.

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C’est une indignation à géométrie variable.
On tape sur Shein, on blâme les jeunes, on culpabilise les familles, mais on ne remet pas en question les vrais responsables : les industriels, les gouvernants et parfois les médias eux-mêmes.
Shein n’est pas la cause : c’est le symptôme. Le miroir grossissant d’un système malade que l’on entretient collectivement.

On s’indigne devant les entrepôts de Shein, mais on oublie que Decathlon, marque française pourtant populaire, a été épinglée pour ses sous-traitants chinois liés au travail forcé.
On oublie que Pimkie, enseigne française historique, a signé un partenariat avec Shein pour vendre ses collections sur la même plateforme.
Et qu’une partie de notre garde-robe “made in France” est en réalité conçue, teinte ou cousue ailleurs — là où la main-d’œuvre coûte moins cher et où l’environnement n’a pas voix au chapitre.

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Et pendant qu’on accuse la fast fashion d’empoisonner la planète, on épargne trop souvent le sommet de la pyramide : le luxe.
Les grands groupes, eux aussi, ont leurs zones d’ombre.
Récemment, Loro Piana, fleuron de LVMH, a été placée sous administration judiciaire en Italie après des révélations d’exploitation dans sa chaîne de production.
Des ateliers “écrans”, des horaires interminables, des travailleurs logés sur place dans des conditions indignes — un scandale passé presque sous silence en France.
Dans le même temps, Dior, autre maison du groupe, a été citée dans une enquête sur des sous-traitants italiens où des ouvriers travaillaient sans contrat, parfois jusqu’à 14 heures par jour, pour produire des sacs vendus plusieurs milliers d’euros.
Des audits avaient été réalisés. Tout semblait conforme.
Mais sous les paillettes, le système est le même : produire toujours plus, toujours moins cher, et entretenir l’illusion d’une perfection intouchable.

La fast fashion et la haute couture ne sont pas deux mondes opposés : elles se nourrissent du même mécanisme.
L’une inonde les masses de vêtements jetables, l’autre vend le rêve d’une rareté fabriquée.
Mais derrière les vitrines dorées, les circuits de production, eux, se ressemblent.
La différence, c’est le prix du logo.

Pendant ce temps, les gouvernements se taisent.
Ils pourraient limiter la surproduction textile, imposer la transparence des chaînes d’approvisionnement, ou taxer les pratiques polluantes.
Mais ils ne le font pas.
Trop d’intérêts économiques, trop de compromis.
Alors on continue de s’en remettre à la “responsabilité individuelle”.

Et on explique au consommateur qu’il “doit faire sa part”.
Mais que vaut cette part dans un système qui l’enferme ?
Le citoyen ne fixe ni les prix, ni les normes, ni les stratégies commerciales. Il achète dans le monde qu’on lui impose.
Et quand il essaie d’en sortir, il se heurte à des obstacles financiers et culturels.

On ne vit pas une crise de consommation, mais une crise de sens.

Parce qu’il faut bien le dire : si l’on accumule, ce n’est pas toujours par futilité.
C’est souvent pour combler un manque.
Quand tout semble instable — l’emploi, le climat, la politique, la confiance — acheter devient un geste rassurant.
On se donne l’impression d’avoir un peu de contrôle, un peu de confort, un peu de beauté dans un monde anxiogène.
Accumuler, c’est parfois une manière de se sentir riche, vivant, ou simplement moins vulnérable.

Mais cette illusion est savamment entretenue : chaque publicité, chaque influenceur, chaque plateforme nous répète que le bonheur s’achète.
Alors on remplit nos armoires, nos paniers, nos vies — en espérant combler un vide que rien de matériel ne peut vraiment apaiser.
Le problème, ce n’est pas le besoin d’acheter : c’est le système qui a transformé la consommation en antidépresseur collectif.

Le problème n’est pas la morale individuelle, mais l’absence d’alternatives simples, claires et accessibles.
Le discours dominant sur la “consommation responsable” devient alors une façade : une manière de détourner le regard du vrai sujet — la production irresponsable.

On ne devrait tout simplement pas avoir le droit de produire n’importe quoi.
Pas le droit de fabriquer des vêtements à usage unique, ni des objets conçus pour être jetés.
Pas le droit de faire du profit sur la misère des autres.
Pas le droit de saturer la planète tout en se donnant des airs de vertu.

La vraie écologie n’est pas dans la culpabilisation des individus.
Elle est dans le courage politique d’imposer des règles claires, de réinventer la production, et d’encourager les choix durables sans les réserver à une élite.
Le reste — les discours bien-pensants, les indignations télévisées, les selfies “green” — n’est que poudre aux yeux.

Je suis française, et fière de l’être.
Fière de nos artisans, de notre savoir-faire, de nos valeurs d’équité, de respect et d’intelligence collective.
Mais justement pour cette raison, je refuse qu’on fasse la morale à ceux qui se débrouillent, pendant qu’on protège ceux qui produisent sans conscience.
La France mérite mieux que ça.

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Et la bonne nouvelle, c’est que les jeunes ne sont pas dupes.
Ils voient clair dans ce double discours.
Ils achètent Shein, oui, mais ils savent parfaitement ce qu’il y a derrière. Ils en parlent, ils s’en moquent, ils le dénoncent sur TikTok, sur YouTube, sur Instagram.
Ils se tournent vers la seconde main, la customisation, la récup.
Ils réinventent la mode à leur manière, avec leurs moyens et leur conscience.
Et c’est peut-être par eux, par cette génération lucide et créative, que viendra le vrai changement : un monde où l’on consommera moins, mais surtout, où l’on produira mieux.

Sources : Sophie Denis, en exclusivité pour le JDBN – Reuters – LVMH’s Loro Piana put under court administration in Italy over labour exploitation (14 juillet 2025) – Reuters – Inside luxury goods’ broken audit system (31 décembre 2024) – Novethic – Loro Piana, filiale de LVMH, épinglée pour exploitation de travailleurs immigrés – Le Monde – Decathlon accusé de faire appel à des sous-traitants chinois impliqués dans le travail forcé (février 2025) – Le Monde – Pimkie va vendre ses collections sur la plateforme Shein (septembre 2025) – Business of Fashion – Investors demand change at LVMH after probe into Dior contractors (2025) – Youtube – Crédits photos: DepositPhotos – Unsplash