La croissance économique est-elle conciliable avec la préservation de la biodiversité ? À cette question, il convient de réponde afin de déterminer les mesures à prendre afin de sauvegarder la patrimoine naturel. Dans une communication récente dans la revue Conservation Letters sous le titre Biodiversity policy beyond economic growth et résumée en français sur le site du CNRS Perte de biodiversité et croissance économique : quelles politiques ? , les chercheurs appellent à sortir du dogme de la croissance. L’écologue Jean-Louis Martin, directeur de Recherche au Centre d’Écologie Fonctionnelle et Évolutive du CNRS à Montpellier, qui a pris part à ces travaux, explique dans cette tribune en quoi les paradigmes économiques sont à revoir afin de protéger efficacement les équilibres naturels.

Tôt ou tard l’écologue, par son étude des interactions reliant les êtres vivants entre eux et avec leur milieu, finit par s’interroger sur les conséquences des activités humaines sur le tissu vivant qui nous fait vivre.  Il bute alors sur l’opposition profonde entre sa perception aigüe des limites de la biosphère et l’injonction de croissance à laquelle nos économies sont soumises.

L’injonction de croissance source de perplexité ?

L’injonction de croissance est au cœur de l’économie productiviste. Elle nourrit sa fabrication soutenue de biens de ressources minérales, végétales et animales, et d’énergie. Elle a pour conséquence l’artificialisation des sols, la destruction des milieux naturels, la production de pollutions diverses, des effets sur le climat et une perte irréversible de biodiversité. Elle prospère grâce à la conjonction d’une augmentation phénoménale de la consommation individuelle par toujours plus de personnes, et d’une croissance quasi exponentielle de la population humaine.

Pour l’écologue, cette injonction de croissance sans limite contredit tout ce qu’il observe dans le monde qui nous entoure. La croissance y est temporaire, limitée dans son expression et bornée dans le temps. Il est d’autant plus perplexe qu’il semble admis qu’une dynamique économique intrinsèquement exponentielle puisse s’inscrire durablement dans un monde fini. En effet, un taux de croissance annuel de 2 % appliqué à une consommation de ressources initialement de 100/an viendrait, en appliquant ce taux de croissance à chaque itération, à presque tripler la consommation de ressources annuelle au bout de 50 ans, et à la multiplier par 18 si la croissance annuelle atteignait 6 %.

L’injonction de croissance dans quel but ?

La croissance est souvent acceptée comme une nécessité permettant d’assurer la prospérité des personnes. Cette hypothèse ne résiste guère à l’analyse. En effet, l’indicateur utilisé pour caractériser et quantifier la croissance économique, le produit intérieur brut (PIB), mesure la vitesse de l’économie, les flux de matière qu’elle mobilise, l’intensité du travail rémunéré et les niveaux de consommation de biens des ménages. Il exclut le travail non rémunéré et le bénévolat. Surtout, il n’intègre pas les éléments clés qui définissent le bien-être des personnes comme leur état de santé, l’absence de privation matérielle, la capacité à travailler, l’absence de décrochage scolaire, l’accès à la culture, la justice, la liberté d’expression, la démocratie et un support social de qualité. Si ces indicateurs de bien-être augmentent effectivement en même temps que le PIB pendant une courte période initiale, un découplage s’observe rapidement, avec d’abord un plafonnement, puis une baisse continue des indicateurs de bien-être au fur et à mesure que le PIB continue à augmenter. En Belgique, pour ne citer qu’un exemple, le niveau de bien-être recule depuis 2005.

La rationalité qui sous-tend cette injonction est ailleurs. Elle se trouve dans les constructions intellectuelles qui régissent la mise en place et la gouvernance des économies productivistes. La croissance y est consubstantielle et exige une société mise à son service.  Elle repose sur des présupposés irréalistes, comme la non-prise en compte des limites d’un monde fini, faisant ainsi une lecture partiale et partielle des penseurs auxquels elle se réfère, que ce soit Smith, Ricardo ou Mill. Cette fragilité conceptuelle contraste avec la solidification des données qui documentent les effets négatifs de cette injonction à la croissance perpétuelle sur nos vies, et sur la vie en général.

L’injonction de croissance économique est-elle compatible avec la préservation de la biodiversité et du tissu vivant dont nous dépendons ?

Le constat des effets négatifs de nos activités sur la vie qui nous entoure est très ancien. Au 20ième siècle, ces répercussions ont pris, avec l’apogée du productivisme, une ampleur inégalée. Le constat s’avère simple. La production de biens exige de consommer toujours plus de ressources naturelles, de matières premières et d’espace alors que tous ont des limites et sont de plus en plus difficiles à obtenir. Elle produit des déchets en quantité sans cesses plus importante dans un monde ayant une capacité limitée à les absorber et au prix de modifications profondes de son fonctionnement. C’est ce que montre le défi climatique.

Cela fait près d’un demi-siècle que ce constat s’est hissé au rang des préoccupations internationales à la suite de la première conférence des Nations Unies sur l’environnement en 1972, à Stockholm. Elle faisait échos au rapport du Club de Rome, ou rapport Meadows, publié quelques mois auparavant. Tout y était dit, et l’idée de croissance était radicalement mise en cause. Mais ses conclusions furent englouties par la révolution libérale qui suivit. La motivation de cette révolution n’était probablement pas étrangère aux menaces que ce début de prise de conscience planétaire faisait peser sur des pans entiers du système économique.

Depuis, les conférences des Nations Unies sur l’environnement se sont succédées pour aboutir aujourd’hui à l’IPBES (Plate-forme Intergouvernementale sur la Biodiversité et les Services Ecosystémiques). Ce long processus, dont faisait partie le sommet de la Terre de Rio en 1992, a permis quelques avancées dont une prise de conscience accrue du couplage entre justice environnementale, justice sociale et lutte contre la pauvreté. Parmi les ambitions affichées se trouvait l’arrêt de l’érosion de la biodiversité en 2010. Face à l’échec constaté, de nouveaux objectifs furent fixés lors de la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) à Nagoya en 2010. Ces 20 objectifs, dits d’Aichi, avaient pour horizon 2020… Malgré une visibilité accrue de l’enjeu, l’objectif central, qui était de s’attaquer aux causes sous-jacentes de la perte de biodiversité et de réduire significativement son rythme d’appauvrissement, est loin d’être atteint. C’est ce que confirme le bilan inquiétant établit par le premier rapport d’évaluation de l’état de la biodiversité produit en 2019 par l’IPBES . Une analyse récente par Otero et al. (2020) souligne que les politiques internationales sur la biodiversité et sur la durabilité de nos activités restent ancrées dans le paradigme économique en cours. Ces politiques se basent toutes sur des scénarios de croissance et sur une évaluation de la nature conforme aux attendus de l’économie de marché. Elles font l’hypothèse que des gains d’efficacité dans l’usage des ressources (produire plus en consommant moins) permettraient de découpler croissance et perte de biodiversité. Ce découplage n’a pas eu lieu. De nombreux travaux suggèrent qu’il n’est pas réalisable. Un premier correctif, a minima, suggéré par ces auteurs, serait de tempérer dans les négociations internationales le présupposé favorable à la croissance grâce à une reconnaissance explicite des problèmes que celle-ci pose au maintien de la biodiversité. Un début de reconnaissance semble avoir été amorcé récemment par l’IPBES. Pour aller plus loin, les auteurs proposent que l’IPBES intègre à ses réflexions un scénario de trajectoire socio-économique partagé (SSP) qui prenne en compte l’hypothèse d’une croissance faible, nulle ou négative (SSP0) avec une analyse des effets sur la prospérité, le bien-être social et la biodiversité. Mais, devant l’ampleur du défi à relever, c’est une révision encore plus radicale du fonctionnement, du rôle et de la place de l’économie qui semble devoir s’imposer afin de la mettre sans ambigüité au service des personnes et de la viabilité de leur environnement.

Faut-il penser décroissance ou changer de cadre de référence ?

Il parait en effet nécessaire de s’interroger sur la pertinence du cadre conceptuel retenu pour répondre aux défis qui nous assaillent. Si la décroissance se définit comme le revers du concept de croissance par un PIB négatif, ne s’inscrit-elle pas dans le même schéma mental construit par l’approche productiviste ? Si ce schéma, ses indicateurs et ses fondements idéologiques discutables sont le problème, ne faut-il pas les remplacer par une alternative compatible avec les impératifs de bien-être des humains et non-humains, de justice environnementale et sociale ? Elle devrait se focaliser sur le respect des limites de la biosphère. La production des biens devrait s’inscrire dans les limites des ressources disponibles, être locale chaque fois que possible, et focalisée sur ce qui répond aux exigences du bien-être. Elle devrait éviter de localiser les activités extractives là où elles compromettent la conservation de la biodiversité. Une alimentation produite via une agroécologie centrée sur l’approvisionnement local et non financiarisée, la re-naturalisation de zones artificialisées, des infrastructures évitant le gigantisme et implantées sur des zones déjà utilisées pour le bâti, seraient autant d’éléments clés d’une économie mise au service de la société et d’une planète hospitalière. Les notions de consommateur et de producteur pourraient à nouveau faire place à celles d’usager, de client, de bénéficiaire et de pourvoyeur. Ces mutations faciliteraient le passage d’une société hétéronome, soumise à l’injonction productiviste, à une société plus autonome capable de continuellement réévaluer ses priorités et ses décisions à l’aune du bien-être des humains et non-humains, dans ce qui a pu être vu comme une sobriété heureuse.

Condamnés ou libérés ?

Ces changements de pratiques vers plus de sobriété sont souvent décrits comme nécessitant de gros efforts. Est-ce une certitude ? Sommes-nous vraiment condamnés à faire en voiture des trajets qui n’excèdent pas cinq kilomètres, ou pouvons-nous libérer le cycliste ou le piéton enfermé dans ces voitures ? Sommes-nous condamnés à respirer un air pollué ? Sommes-nous condamnés à produire une nourriture susceptible de nuire à notre santé et à détruire nos sols et la biodiversité pour continuer à alimenter des flux financiers ? Sommes-nous condamnés à une planète surchauffée ? Sommes-nous condamnés à la stratégie de conquête et de compétition en lieu et place de solidarité et de coopération ? Une ville avec un air respirable et plus hospitalière à la vie, des espaces naturels fonctionnels et accueillants, une nourriture plus saine, dont nous connaitrions l’origine et les pourvoyeurs, une nature qui ne soit plus réduite à des ressources et une société où le respect de la vie et du bien-être seraient devenus non-négociables, seraient-ils synonymes d’effort ou de libération ? La question mérite d’être posée.

Pour en savoir plus :

Martin, J.-L., Maris, V. & Simberloff, D.S. (2016) The need to respect nature and its limits challenges society and conservation science. Proceedings of the National Academy of Sciences 113, 6105–6112. National Acad Sciences.

Meadows, D.H., Meadows, D.L., Randers, J. & Behrens, W.W.I. (1972) The limits to growth, 2nd edition. New American Library, New York.

Mill, J.S. (1848) Of the stationary state. Book IV.

Otero, I., Farrell, K.N., Pueyo, S., Kallis, G., Kehoe, L., Haberl, H., Plutzar, C., Hobson, P., García‐Márquez, J. & Rodríguez‐Labajos, B. (2020) Biodiversity policy beyond economic growth. Conservation Letters, e12713. Wiley Online Library.

La poursuite de la croissance économique est incompatible avec la préservation de la biodiversité : le point de vue d’un écologue
par Jean-Louis Martin,
Directeur de Recherche au Centre d’Ecologie Fonctionnelle et Evolutive du CNRS à Montpellier

source – crédit photo:

Arbe dans l’eau près de Taponas, Rhône, France (46°07′ N – 04°45′ W). © Yann Arthus-Bertrand