Mal connues et parfois mal-aimées aussi, les zones humides occupent un rôle prépondérant comme écosystème et dans la lutte contre le changement climatique. Entre 1970 et 2015, plus du tiers des zones humides de la planète a disparu. Leur disparition témoigne du rapport de l’être humain à la nature, alors que les fonctions bénéfiques de ce milieu sont progressivement redécouvertes et valorisées. Dans le cadre des rencontres Agir pour le vivant (qui se dérouleront à Arles fin août), nous avons rencontré Jean Jalbert, biologiste et agronome, qui dirige la Tour du Valat, institut de recherche basé en Camargue. Il œuvre pour la conservation des zones humides dans le bassin méditerranéen.
Entre 1970 et 2015, plus du tiers des zones humides de la planète ont disparu, quelle est la situation dans le bassin méditerranéen ?
À l’échelle du bassin méditerranéen, le bilan est encore plus préoccupant : 48 % des zones humides ont disparu entre 1970 et aujourd’hui. De plus les dommages n’ont pas commencé en 1970 : des études estiment que depuis l’ère industrielle, 87 % des zones humides de la planète ont été perdues. Le peu qu’il reste est très précieux, mais nous n’en avons toujours pas conscience.
Quelle relation l’humain entretient-il avec ces espaces ?
Les hommes ont nourri vis à vis de ces milieux un double sentiment, d’attraction et de répulsion. Ce sont en effet des milieux à la productivité extraordinaire : 1 hectare de zone humide produit 3 fois plus de matière vivante qu’un hectare de forêt tropicale. Mais en même temps, ces zones se révèlent instables et inondables. L’homme a voulu à la fois profiter des ressources et maîtriser les éléments. Cela a conduit au drainage des zones humides et à leur « mise en valeur », c’est à dire la destruction de la biodiversité.
Quelles sont les menaces qui pèsent sur ces zones ?
La première menace est la destruction directe des zones humides. Celles restantes sont menacées soit par la conversion des terres, pour en faire un aéroport, un centre commercial ou une zone d’activité agricole, soit par la dégradation de leur fonctionnement du fait d’une mauvaise gestion et de la pollution des eaux.
Dans quelle mesure les zones humides sont-elles affectées par le changement climatique ?
Un rapport récent montre que le bassin méditerranéen est affecté près de 20 % de plus que la moyenne mondiale par le changement climatique. Cela se vérifie partout, de la Grèce à la Camargue, et exacerbe les tensions entre les usagers. En Camargue, 3 des 4 dernières années ont été exceptionnellement sèches, mettant à mal les activités et les écosystèmes.
Et qu’en est-il de la montée du niveau de la mer pour les zones humides littorales ?
Les effets de la hausse du niveau des mers commencent aussi à se faire sentir. On estime qu’au XXe siècle, la mer montait de 2 millimètres par an, contre 5 millimètres aujourd’hui. Les projections anticipent même une élévation du niveau de la mer de 1 à 2 mètres mer d’ici la fin du siècle. Or, rien qu’en Camargue, 70 % du delta du Rhône est à moins d’un mètre d’altitude. Les activités seront alors menacées ; des villes et des villages devront être délocalisés. Il faut anticiper afin de savoir comment s’adapter dès aujourd’hui.
Quelles solutions peuvent être mises en place pour cela ?
Une partie des solutions repose sur la technologie, mais il serait dangereux de penser qu’elle constitue l’unique solution. Il faudra donc faire la part des choses pour trouver des solutions durables pour les générations futures. Nous sommes convaincus qu’une grande partie de la solution réside dans la nature elle-même. La relation que nous avons avec la nature, dans les sociétés occidentales, est complètement irresponsable. Il convient donc de repenser cette position éthique et philosophique et considérer la nature non pas comme une entrave au développement, mais comme une précieuse alliée face aux défis actuels.
En quoi consistent précisément les solutions fondées sur la nature ?
L’idée est d’accompagner les processus naturels pour que la nature puisse se rendre service à elle-même, et nous rende service en bénéfice collatéral. En Camargue, par exemple, nous travaillons sur d’anciens salins qui étaient menacés par l’intrusion de la mer, et que nous gérons pour en faire un amortisseur climatique. Nous faisons en sorte que les phénomènes naturels, tels que les intrusions marines lors des tempêtes, puissent recréer les écosystèmes, en faisant rentrer du sable qui créera à son tour de futures dunes, remparts contre les tempêtes de demain.
Quel est donc le rôle des zones humides dans la lutte contre le changement climatique ?
Les zones humides côtières peuvent d’abord jouer ce rôle de tampon contre la montée du niveau des mers et les tempêtes, de plus en plus fortes.
De plus, les zones humides autour des rivières jouent un rôle dans l’amortissement des crues. Elles ont pourtant été drainées, leur surface réduite ou artificialisée. Les phénomènes naturels extrêmes et les précipitations sont amenés à s’intensifier. Or, les précipitations massives vont créer des problèmes dans ces espaces recalibrés.
Comment l’être humain peut-il donc repenser sa cohabitation avec la nature ?
Le croisement des regards entre chercheurs, philosophes et acteurs de terrain me semble essentiel pour inventer le monde de demain. Notre civilisation basée sur la technologie a cédé à son propre miroir aux alouettes. Il faut revenir à une vision plus respectueuse du monde du vivant. Cela demande un changement profond car, durant ces 50 dernières années, nous avons été bercés par le récit de l’asservissement de la nature vécu comme positif.
La convention de Ramsar pour la conservation et l’utilisation durable des zones humides a été signée en 1971. Qu’est-ce que cela a changé en termes de coopération internationale sur la conservation des zones humides ? Depuis sa signature, les États font-ils assez d’efforts pour préserver ces zones ?
Cette convention est le premier accord international environnemental. Le fondateur de la tour du Valat, Luc Hoffman, en est l’origine, ayant organisé en 1962 une conférence en Camargue sur les zones humides. Parmi les propositions évoquées figurait une solution utopique : créer un accord pour que les pays s’engagent à conserver ces milieux. Cela a mené, en 1971, à la convention de Ramsar, engageant les pays signataires à ne plus détruire leurs zones humides. Mais c’est une forme de diplomatie molle, avec des objectifs peu contraignants et sans mécanismes de sanction. Dans les faits, les zones humides continuent à se dégrader. Néanmoins, il n’y a pour l’instant pas de meilleure solution pour engager les États à changer leurs pratiques. Maintenant, il faudrait aussi que les citoyens expriment une demande sociale pour changer la vision de notre relation avec la nature.
Dans le cadre des rencontres d’Agir sur le vivant, votre intervention portera sur les fleuves. Quelle est leur place dans cette réflexion sur les zones humides ?
Les fleuves sont l’illustration de cette réflexion : comme le reste des ressources, on les a considérés comme un réservoir dans lequel on peut puiser sans retenue. Or d’ici 2050, le débit du Rhône pourrait diminuer de 30 à 40 %, notamment l’été, avec des conséquences sur l’irrigation ou la navigation. Mais sa situation reste acceptable comparée à celle du Nil, dont l’Égypte considère que toute eau douce qui va à la Méditerranée est de l’eau perdue. Ainsi, 96 % du débit du Nil n’arrive plus à la mer. Cela crée une érosion du delta et une intrusion d’eau salée qui menace les cultures. La situation est critique, renforçant les problèmes de pression démographique.
Propos recueillis par Adèle Tanguy – source – crédit photo: Salines de Salin-de-Giraud en Camargue, Bouches du Rhône, France (43°22’N – 4°41’E). Longtemps indispensable à la bonne conservation des aliments, le sel est aujourd’hui principalement utilisé par l’industrie chimique. La couleur des marais salants varie selon la salinité et dépend des microorganismes présents dans l’eau. Les marais à salinité plutôt basse sont de couleur verte du fait de la présence d’algues. Quand la salinité augmente, l’algue Dunaliella salina produit une teinte variant du rose au rouge et la teinte orangée est quant à elle due aux crevettes qui vivent dans des eaux de salinité moyenne. Des bactéries viennent ajouter des nuances à la palette de couleurs. Anciennes lagunes aménagées, les salines camarguaises occupent aujourd’hui 14 000 hectares localisés en bordure de mer dans le delta du Rhône. Très fréquentées par les oiseaux (les flamants roses trouvent ici un lieu pour se nourrir et nicher), elles constituent des écosystèmes à forte valeur écologique et contribuent à la richesse biologique de la Camargue qui est l’une des zones humides les plus vastes d’Europe. L’équilibre de ce milieu dépend en grande partie de la gestion de l’eau, source de conflits entre riziculteurs et saliculteurs. Devant les difficultés rencontrées, fin 2007, l’État français a voté une loi prolongeant la durée de validité du classement du parc naturel régional de Camargue jusqu’au 18 février 2011. © Yann Arthus Bertrand