La croissance durable dans une économie collaborative est un moyen essentiel pour de nombreuses entreprises de se différencier, d’améliorer leur image de marque et de conquérir de nouveaux marchés. La croissance durable est le résultat d’une prise de conscience du potentiel de création de valeur des marchés durables et d’une transformation profonde des entreprises vers des stratégies commerciales plus sociales et environnementales. La collaboration au sein d’une communauté apparaît ainsi comme une solution pour faire face à la crise, comme nous l’avions montré dans un travail de recherche publié en 2011.
Une croissance durable signifie que le développement des entreprises ne contribue pas à réduire les ressources naturelles et à mettre en danger les générations futures. Les entreprises peuvent saisir l’opportunité multidimensionnelle qui implique des préoccupations économiques, sociales et environnementales pour créer une valeur multipartite durable pour les clients, les fournisseurs, les employés, les investisseurs, les autorités locales, la société et la planète.
Devenir le client préféré du fournisseur
Cette démarche de croissance durable implique de transformer ses fournisseurs stratégiques en partenaires. Pour cela, il faut mener une politique d’achats durables, c’est-à-dire avoir une relation équilibrée qui prenne en compte les enjeux environnementaux, sociaux et sociétaux. L’objectif est donc de devenir le client préféré et privilégié de ces fournisseurs, dans une relation collaborative, en élaborant une stratégie collective autour de valeurs communes.
Le management de la performance fournisseur consiste à mesurer et piloter des indicateurs de performance pour accompagner les fournisseurs dans l’amélioration continue de la qualité de leurs prestations. Ces indicateurs vont bien au-delà de la qualité, des coûts et des délais. Ils intègrent l’innovation, le développement durable, le relationnel et les risques.
L’objectif est non seulement d’éviter une dégradation des performances de ces fournisseurs, mais surtout de stimuler une amélioration significative. Si le fournisseur s’améliore sur certains critères, cela lui permettra d’être plus compétitif et d’avoir plus de clients, d’où une reconnaissance et une confiance de sa part envers l’entreprise qui aura permis cette progression.
Malgré des carnets de commandes pleins, certains fournisseurs peuvent avoir des problèmes de trésorerie et des difficultés à payer des factures. Les entreprises responsables s’assurent du paiement dans les temps des fournisseurs afin de leur donner de la visibilité et d’établir une relation de confiance.
Des paiements peuvent même être anticipés pour donner plus de flexibilité et de sérénité au fournisseur. Ces comportements vertueux de certaines entreprises contribuent significativement à la satisfaction de leurs fournisseurs qui, en retour, leur rendront des services précieux et les privilégieront systématiquement.
Les acheteurs doivent donc mettre en place des dispositifs d’évaluation de cette satisfaction et actionner les bons leviers pour l’améliorer continuellement. Cette évaluation inversée, utilisée par les entreprises d’équipement électrique Thales et Legrand, ou encore la banque Caisse d’épargne, envoie le signal d’une équité entre les acteurs et d’un engagement réciproque. Les fournisseurs doivent disposer de canaux de communication pour exprimer leur perception de la relation et les axes d’amélioration à des interlocuteurs attentifs et proactifs.
Intégrer le fournisseur à sa stratégie
Même les plus grandes entreprises internationales ne peuvent plus se contenter d’essayer d’innover seule. Reconnaître et valoriser l’expertise des fournisseurs est indispensable pour bénéficier de leurs idées, de leurs connaissances, de leurs compétences et de leurs ressources. Intégrer un fournisseur à sa stratégie, ce n’est pas l’informer de ce qu’on a décidé de faire, mais l’impliquer dans les décisions très en amont et choisir ensemble les solutions les plus prometteuses pour atteindre des objectifs communs.
Au début des années 2010, le groupe pétrolier et gazier Total a dû revoir en profondeur la gestion de la relation avec ses fournisseurs. Bien que l’entreprise soit dans une situation confortable, de nombreux freins à l’innovation se manifestent, dont un manque d’intégration des partenaires externes. Les managers peuvent croire que la réputation et la puissance économique vont attirer les fournisseurs les plus innovants, mais la taille, la complexité, et la rigidité des processus du groupe apparaissent comme des menaces.
Total a donc entamé une campagne de sensibilisation interne à l’innovation, et une démarche auprès des fournisseurs stratégiques pour les rassurer sur le respect de leur identité et reconnaître la valeur de leur expertise. Le groupe se met alors en position d’écouter les suggestions d’entreprises beaucoup moins grandes, puissantes et anciennes. Total met à disposition ses moyens pour les aider à accélérer leur développement et à faire aboutir leurs projets. L’entreprise s’engage donc dans une stratégie d’innovation collaborative ouverte qui permet de capter des compétences rares et de créer de la valeur technologique durable.
De même, alors qu’Airbus a externalisé des activités stratégiques chez certains fournisseurs, l’avionneur maintient une grande proximité avec ces partenaires privilégiés, comme nous l’avions observé en 2015. Ils sont associés aux réflexions en amont et collaborent aux projets de R&D comme coconcepteurs et coproducteurs. Airbus n’est pas en mesure de développer seul les technologies qui feront le succès des avions de demain. Des relations pérennes basées sur la confiance et les gains mutuels sont donc primordiales.
Autre exemple : en 2017, le spécialiste du meuble Ikea a cocréé Kungsbacka, la première façade de cuisine fabriquée à 100 % à partir de déchets, en partenariat avec le fournisseur italien 3B et le designer suédois Form Us With Love. L’entreprise suédoise récupère ainsi des bouteilles en plastique et du bois industriel pour en faire un produit qualitatif garanti 25 ans, esthétique et original avec ses formes élégantes, et bon marché grâce aux coûts de production réduits.
La collaboration à long terme reste donc la meilleure façon de stimuler la performance et de créer de la valeur durable à la fois économique, environnementale et sociétale. En 2017, nous avions montré l’intérêt d’une gestion collaborative de la fonction achats qui peut être observée dans de grandes entreprises pionnières et très matures telles que Airbus, mais aussi le constructeur PSA, l’équipementier électrique Schneider Electric, ou encore le groupe agroalimentaire Nestlé.
Ces entreprises ont choisi de considérer leurs fournisseurs stratégiques comme des extensions et de partager avec eux leurs connaissances, compétences, outils, idées, projets, investissements, opportunités, risques, succès, échecs, innovations et brevets dans une entreprise étendue interorganisationnelle. Cette fusion des acteurs et mutualisation des actifs permet à chacun de se transcender et d’accomplir ce qui aurait été inimaginable autrement.
Patagonia est un modèle de croissance durable et de collaboration avec ses fournisseurs. Quand l’alpiniste Yvon Chouinard crée cette marque de vêtements techniques de sport en 1972, sa principale préoccupation n’est pas le profit mais l’excellence dans la qualité, la protection de la nature et le respect de l’environnement.
Les prix de vente plus élevés que ceux de ses concurrents se justifient en grande partie par le coût des matières premières, comme le coton biologique et les tissus techniques codéveloppés en partenariat avec les fournisseurs avec lesquels des relations à long terme sont établies. La durée de contractualisation moyenne est supérieure à 15 ans, contre 2 à 3 ans pour concurrents. C’est une des raisons pour lesquelles la non-qualité est 10 fois moins importante que la moyenne du marché.
Un espace numérique de travail mutualisé
La collaboration avec des partenaires externes nombreux et hétérogènes nécessite d’utiliser un espace de travail virtuel qui centralise les échanges et coordonne les actions en temps réel et en permanence. Des systèmes d’information intelligents, qui font l’objet de nos recherches les plus récentes, intègrent des outils d’aide à la décision, de pilotage stratégique, de gestion des connaissances, de prévisions et de création. Ces outils, à l’image de la plate-forme collaborative Bluescape, sont mutualisés entre les membres des équipes projets multifonctionnelles et interorganisationnelles qui, malgré leur diversité, parviennent à travailler efficacement ensemble.
L’analyse de données massives est au cœur de ces systèmes d’information qui favorisent la mise en œuvre d’une stratégie de création de valeur durable. L’intelligence artificielle aide les acheteurs à sélectionner les meilleurs partenaires, les projets les plus disruptifs, les technologies les plus prometteuses, et les ressources à mobiliser pour atteindre les objectifs fixés dans les temps.
Dans des marchés gigantesques, extrêmement compétitifs, complexes, et instables, la capacité à faire plus que survivre et se soumettre aux circonstances est cruciale. L’intelligence artificielle aide les entreprises et leurs partenaires à anticiper, à s’adapter et même à orienter les marchés en fonction de leurs intérêts pour créer des disruptions et obtenir un avantage concurrentiel décisif et durable.
Oihab Allal-Chérif, Business Professor, Neoma Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original. crédit photo: pixabay