Florence Tredez pour le magazine Elle.
 

Corvées domestiques, charge mentale… le confinement n’a pas arrangé les choses : trop de femmes ont une fâcheuse tendance à s’oublier. Et si on apprenait à dire non ?

Partagée entre le désir de minimiser et l’envie de se révolter poliment, Géraldine, 48 ans, mère au foyer avec un mari en télétravail et deux grands fils, énumère sur un ton badin les tâches ménagères qui lui ont échu depuis le confinement. « Le linge, c’est moi, le lave-vaisselle, c’est moi. Les courses aussi. Pour l’aspirateur, on a acheté un robot. Il faut vider la poussière toutes les vingt minutes, mais ça facilite le travail… » Déjà, à 15 ans, elle s’était vu offrir par ses cousins, agacés de l’entendre se plaindre de sa corvée de vaisselle quotidienne pendant les vacances, une gravure de Cosette passant le balai. « Ils m’appelaient aussi Cendrillon, mais c’était pour se moquer gentiment », ajoute-t-elle un peu dubitative malgré tout. Combien de femmes se sont-elles soudain senties proches de l’héroïne du conte de Perrault pendant ces presque huit semaines de confinement où le partage des corvées domestiques a semblé encore plus déséquilibré que d’habitude ? Une enquête de l’Insee de 2012 révélait qu’en période ordinaire les femmes réalisent 72 % des tâches ménagères et 65 % des tâches parentales. Étude confirmée par un sondage Ifop de 2019, dans lequel 73 % des femmes interrogées déclaraient en faire plus que leur conjoint. « C’est comme si, pendant cette crise sanitaire, malgré tous les efforts de renouveau du féminisme, le système phallocrate s’était saisi de la situation pour enfoncer le clou et resserrer son étreinte », commente le psychanalyste Saverio Tomasella, auteur de « Se libérer du complexe de Cendrillon » (Èditions Eyrolles).
Le patriarcat nous aurait-il toutes plus ou moins transformées en Cendrillon ? L’idée d’écrire ce livre, qui peut paraître paradoxal dans une société moderne où progressent la parité et l’égalité, est venue au psychanalyste en rencontrant dans son cabinet des femmes de tous âges (et parfois aussi des hommes) dévouées, attentionnées, ayant tendance à vouloir répondre aux désirs et aux attentes des autres, quitte à s’oublier elles-mêmes. « Pour ce qui est de la charge mentale, elles ne se rendent pas compte généralement qu’elles sont asservies et utilisées, précise Saverio Tomasella. Mais c’est comme si elles se pliaient au poids des habitudes et aux justifications qu’elles se donnent ou que donne l’autre – je n’ai pas le temps, j’ai du travail – pour que la relation continue. » L’ouvrage fait écho à un essai féministe sorti en 1981, « Le Complexe de Cendrillon ». Mais, à l’époque, l’auteure, Colette Dowling, évoquait plutôt la peur de certaines femmes de se saisir de leur indépendance, préférant faire un mariage de convenance ou d’intérêt. Et les Cendrillon d’aujourd’hui ? Certaines se « sacrifient » pour leur boulot jusqu’au burn-out, comme Inès, 38 ans, qui travaillait dans la pub. « Je ne comptais pas mes heures, raconte-t-elle, j’anticipais les besoins des clients, je n’arrivais jamais à dire non et j’avais très peur des conflits. » D’autres s’empêchent de se réaliser pleinement comme Sophie, 43 ans, journaliste pigiste, qui s’est effacée pour permettre à son mari de progresser dans sa carrière, le poussant même à prendre un poste à responsabilités à l’international. « Maintenant, je lutte pour ne pas lui en vouloir de partir presque chaque semaine à l’étranger », dit-elle. « Une fée », « trop dévouée », « un caméléon »… ainsi se voit définie par son entourage la Cendrillon 2020. Et ledit entourage d’en profiter à fond. « J’aimerais ne plus être comme ça, mais je ne peux pas m’en empêcher », confie Lynda (lire son témoignage ci-dessous).

C’EST COMME SI, PENDANT CETTE CRISE SANITAIRE, LE SYSTÈME PHALLOCRATE AVAIT RESSERRÉ SON ÉTREINTE. SAVERIO TOMASELLA, PSYCHANALYSTE.

Chez Inès, qui voit un coach depuis un an, l’ hypersensibilité se traduit par une suradaptabilité à l’autre. Chez Lynda et Cécile (lire son témoignage ci-dessous), des blessures d’enfance sont à l’origine de ce syndrome handicapant. Comme dans le conte où Cendrillon, stigmatisée par sa marâtre et ses deux demi-sœurs, et déjà orpheline de mère, est fragilisée par le récent deuil paternel. « Un enfant en deuil d’un de ses parents va mettre très longtemps à surmonter cette disparition, surtout si la relation était bonne, explique Saverio Tomasella. Pendant ce laps de temps, il sera un enfant vulnérable, dont l’énergie physique et psychique est dirigée vers la guérison de ce deuil. Il n’aura pas les ressources pour lutter contre des adultes malveillants ou une violence répétée comme le harcèlement à l’école. Oublier cela est monstrueux. On a tendance à rendre responsables les gens qui se soumettent ou qui acceptent, alors qu’ils sont en deuil, que ce soit un vrai deuil ou le deuil d’une enfance maltraitée, abusée, dépourvue d’amour. Les enfants sont prêts à pardonner beaucoup à leurs parents, même maltraitants, et puis, en vieillissant, ils ont toujours l’espoir que la relation s’améliore. Ce faux espoir fait qu’ils acceptent des choses qu’ils auraient pu dénoncer plus tôt. » Dans son livre, le psychanalyste remet aussi en cause un système scolaire trop normatif. « On demande très tôt aux petites filles d’être “sages” et gentilles, de ne pas exprimer leur singularité, leur vitalité. » Saverio Tomasella évoque également les dangers d’une éducation positive qui ne ferait que renforcer le système. « On nous apprend à ne pas nous plaindre, à positiver, à être dans l’instant présent, à relativiser, à dire merci, relève-t-il. Mais c’est important de se plaindre, de se révolter, de dire “je souffre”. » L’émergence d’un business du développement personnel et de la quête du bonheur, privilégiant des techniques comme l’hypnose, la méditation, la gestalt-thérapie au détriment de la psychanalyse, à son sens seule discipline thérapeutique profonde et ayant un regard critique sur la société, n’aurait rien arrangé. « En gros, le message est : contente-toi de ce que tu as. » Au contraire, la clé pour se libérer du complexe de Cendrillon passe par une remise en cause des croyances familiales et des figures de référence de notre enfance. Et par une reconnexion avec notre propre désir. Comme dans le conte où l’héroïne renaît à la vie et se débarrasse symboliquement de ses oripeaux de servante pour aller au bal malgré l’interdiction. Il faut apprendre aux Cendrillon à désobéir.

Mitchiko, 38 ans, danseuse
« Je suis née en France d’une mère japonaise. J’ai mis du temps à réaliser que j’avais hérité de mon éducation certains comportements. Au Japon, le complexe de Cendrillon est sociétal : la femme est au service de l’homme. Or dans cette culture jusqu’au-boutiste, cela peut aller jusqu’au sacrifice. À 20 ans, j’ai débuté une relation avec un macho. Pendant onze ans, je me suis sentie comme une serpillière. J’étais plus stable que lui financièrement, alors j’assumais tout : le loyer, la bouffe, je payais les restos et le reste. Je faisais aussi toutes les corvées ménagères et j’écartais les jambes lorsqu’il le fallait. J’ai mis des années à m’en remettre. »

Cécile, 55 ans, coach de vie
« Ma mère a eu, quand j’avais 7 ans, un enfant qui est mort au bout de huit jours. Alors, lorsqu’une nouvelle petite sœur est née, elle a reporté tout son amour sur elle. Je me suis sentie abandonnée. Plus tard, avec cette peur en moi de l’abandon, j’ai toujours eu l’impression qu’il fallait que j’en fasse plus que les autres pour être aimée. Je rendais service à des gens qui se comportaient mal avec moi, je les hébergeais, je leur prêtais de l’argent. Au bureau, je travaillais comme une folle, avec des horaires à rallonge. Ce n’est qu’à la naissance de mes jumeaux que j’ai identifié ces comportements “cendrilloniques” et que j’ai commencé à changer. »

Lynda, 49 ans, à la recherche d’un emploi
« on dit de moi que je suis une belle personne, mais trop gentille. de 2012 à 2019, je me suis sacrifiée pour soigner mon frère, mort depuis d’un cancer du sang. J’ai quitté mon poste de chargée de communication et mis ma vie entre parenthèses. J’ai même géré son entreprise pendant sa maladie. Un garage ! Mon frère était le chouchou de ma mère, et moi, celle qu’elle rabaissait tout le temps. Aujourd’hui, elle habite dans la même résidence que moi. J’ai décidé de trouver un job, de vendre mon appart et de m’installer ailleurs. Ma meilleure amie me dit que j’ai le droit d’être heureuse. Moi, je me suis persuadée que je n’avais droit à rien. »

Références de lecture:

source – crédit photo: © Carole Hénaff