Pour atténuer les conséquences de la crise économique liée à la pandémie de Covid-19, la Banque centrale européenne (BCE) a déployé des mesures déjà expérimentées après la crise financière de 2007-2008, mais à une échelle sans précédent : en quelques mois, elle a créé plus de monnaie centrale qu’en plusieurs années de gestion de crise financière. L’institution chargée de la politique monétaire de la zone euro a ainsi décidé, le 10 décembre, de prolonger jusqu’en 2022 son recours au « bazooka monétaire » et d’augmenter de 500 milliards d’euros son programme d’achats d’urgence face à la pandémie (Pandemic emergency purchase programme – PEPP) pour porter le montant total à 1 850 milliards d’euros.

Depuis son premier programme de quantitative easing (assouplissment quantitatif, ou QE), lancé en 2015 par Mario Draghi qui était alors à sa tête, la BCE rachète massivement des titres de dettes privées et publiques aux investisseurs qui veulent les vendre. La BCE se retrouve ainsi avec un épais portefeuille de titres, qui représentait à fin novembre 2020 quelque 3 800 milliards d’euros sur les 6 800 milliards de son bilan, en forte hausse depuis la crise sanitaire. Le bilan de l’institution était passé en quelques années de 25 % à 40 % du PIB de la zone euro en 2017 pour ensuite se stabiliser à ce niveau jusqu’à la veille de la crise sanitaire. Depuis, il a gonflé pour atteindre plus de 6 800 milliards d’euros, l’équivalent de 60 % du PIB de la zone euro !

 

Les rachats de titres de dette publique par la BCE ne financent pas directement les États de la zone euro mais facilitent leur financement, car ils rassurent les investisseurs. Les États dans ce contexte n’ont pas de mal à se financer, d’autant que les taux d’intérêt sont très bas. Cela tombe bien, car les besoins de dépenses sont énormes. Mais la dette peut-elle continuer d’augmenter sans limites ? Les États n’auront-ils aucun mal à la rembourser ? Certains économistes, comme Jézabel Couppey-Soubeyran, avancent la piste d’une annulation d’une partie des dettes publiques détenue par la BCE. Une option qui suscite aujourd’hui un vif débat…

The Conversation : Que se passerait-il si la BCE annulait la dette publique qu’elle détient ? Quels pourraient être les effets sur l’économie réelle ?

L’Eurosystème, c’est-à-dire la BCE et les banques centrales nationales (BCN), détient un peu plus de 2 400 milliards d’euros de titres de dette publique, soit à peu près le quart de la dette publique totale des pays de la zone euro. Si la BCE effaçait d’un trait cette dette, cela neutraliserait complètement l’augmentation de l’encours de dette provoquée par la dette Covid.

Et ainsi, cela écarterait deux risques. D’abord, celui d’un retour à l’austérité orchestrée par ceux-là mêmes qui clament aujourd’hui que la hausse cumulée de la dette publique n’est pas un problème, alors qu’hier ils disaient exactement le contraire et prônaient le respect de règles budgétaires, ce qui a bridé la politique budgétaire et totalement déséquilibré la politique économique de la zone euro.

Ensuite, cela couperait cours à la crainte que pourraient avoir les contribuables, d’impôts nouveaux ou augmentés pour rembourser la dette. Autrement dit, une annulation de dette supprimerait les deux tensions qui risquent de prolonger la dépression économique et d’approfondir la déflation. Autant dire que l’économie réelle se porterait mieux libérée de ces tensions.

TC : Fin novembre, le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, déclarait dans une interview à France culture : « on ne peut pas annuler la dette, pour une histoire de confiance absolument clé : si vous me prêtez 100 euros et que moi je vous dis ‘je ne vous rembourserai pas’, et bien vous ne me prêterez plus jamais ! Ce sera logique ». Que faut-il penser de cet argument ?

Cette prise de position « de bon père de famille » occulte le fait que la proposition d’annulation de dette ne concerne évidemment aucun créancier privé. Cela concerne uniquement la dette publique que détient la banque centrale. Or, une banque centrale, ce n’est pas vous et moi, ce n’est pas non plus une entreprise, ni même comparable à une banque commerciale. Une banque centrale a un pouvoir extraordinaire : celui de créer de la monnaie centrale à partir de rien ! D’ailleurs, il s’en crée énormément aujourd’hui dans le cadre des programmes d’achats d’actifs et de refinancement des banques.

À la différence de n’importe quelle autre institution, une banque centrale n’a pas à craindre de réaliser des pertes. Car au passif de la banque centrale, du côté de ce qu’elle doit, il y a les réserves des banques en monnaie centrale. C’est une dette pour la banque centrale qu’elle pourra toujours honorer avec de la monnaie centrale qu’elle peut créer par elle-même à partir de rien.

Alors bien sûr, si la banque centrale effaçait une partie de ses créances, elle essuierait une perte. Ce sont ses fonds propres qui absorberaient ces pertes et deviendraient négatifs. Cela ne l’empêcherait pas de fonctionner pour les raisons que je viens d’expliquer. Et même si, symboliquement, on refusait de voir le bilan rétréci par cette perte (le mouvement inverse d’augmentation énorme de la taille du bilan n’interroge pas, mais passons…), la recapitalisation passerait par les BCN qui recevraient de la monnaie centrale de la BCE pour le faire.

TC : L’annulation de la dette détenue par la BCE serait-elle un signal qu’il existerait effectivement de « l’argent magique », contrairement à ce qu’affirmait le président Emmanuel Macron avant la crise ?

Il faut reconnaître que c’est un peu magique la création de monnaie, en particulier celle créée ex nihilo par la banque centrale (car les banques commerciales ont aussi un pouvoir de création monétaire puisque, comme le dit l’adage, « les crédits font les dépôts », mais pas tout à fait ex nihilo). C’est ainsi, et ceux qui pensent brandir l’insulte suprême en parlant d’« argent magique » sont dans l’ignorance de ce pouvoir de création monétaire par les banques centrales – ou feignent de l’ignorer.

Cette création monétaire de la banque centrale n’est toutefois pas directement au service du financement des États. Pour se financer, ces derniers empruntent sur les marchés. Les rachats de titres par la BCE leur facilitent la tâche en rassurant les investisseurs. Ces derniers savent en effet qu’ils n’auront pas de problème pour revendre leurs titres tant que la banque centrale les rachète.

Ainsi, quand les États ont aujourd’hui besoin de financement, la banque centrale est là pour les aider à le satisfaire. Mais avec un tel pouvoir de création monétaire, la banque centrale pourrait directement financer les États et leur éviter de s’endetter sur les marchés. Cela est rigoureusement interdit par le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Les achats d’actifs contournent un peu cette interdiction puisque la banque centrale se retrouve créancière des États en rachetant leurs titres. La seule chose qui raccroche l’opération au traité, c’est le fait que la BCE rachète les titres sur le marché secondaire (le compartiment où s’échangent des titres déjà émis) et n’intervient pas au moment de leur émission sur le marché primaire. C’est intéressant de le rappeler à l’heure où beaucoup rejettent la proposition d’annulation des dettes à l’actif de la BCE au motif que ce serait contraire à l’esprit du traité. Les achats d’actifs l’étaient aussi !

Quoi qu’il en soit, cela signifie que la dépense publique est avant tout une décision politique. Il n’y a pas besoin d’argent préalable. La dépense engendre un besoin de financement à satisfaire. L’endettement sur le marché est l’instrument de financement privilégié aujourd’hui. La banque centrale le sécurise comme je l’ai indiqué avec ses rachats d’actifs. Mais ça va l’obliger à prolonger très longtemps ses rachats, sans bénéfice assuré pour l’économie, car leurs effets sont faibles et assez mal distribués entre les plus riches et les plus modestes, entre grandes et petites entreprises, et au détriment très vraisemblablement aussi de la stabilité financière.

Notons que l’annulation de dette ne renverserait pas totalement la vapeur, mais soulagerait les États de la zone euro autant que la BCE, car elle ne serait plus autant prisonnière de cette nécessité de prolonger une mesure qui compromet ses objectifs, et donc son mandat…

TC : Une annulation de la dette pourrait-elle engendrer un scénario « à l’argentine », avec une inflation incontrôlable, c’est-à-dire une perte du pouvoir d’achat de la monnaie qui se traduit par une augmentation générale et durable des prix, telle que celle qu’avait connue le pays au début des années 1990 ?

Une annulation de dette ne fait pas en soi augmenter l’inflation. Car ce n’est pas une création de monnaie, mais une « non destruction » de monnaie. La nuance est importante : elle signifie qu’une annulation de dette peut faire diminuer la déflation (un remboursement de dette a un effet déflationniste, donc une annulation viendrait contrer cet effet) mais pas augmenter l’inflation. Même en supposant que l’annulation de dette à l’actif de la BCE s’accompagne d’une recapitalisation de l’institution (dont j’ai précisé plus haut qu’elle ne serait pas indispensable), étant donné que celle-ci serait obtenue par une émission de monnaie centrale de la BCE transmise aux banques centrales nationales afin qu’elles augmentent leurs parts de capital respectives, il n’y aurait aucune raison que cela vienne augmenter l’inflation, puisque la monnaie centrale créée resterait au bilan de la BCE.

 

J’ajoute, du reste, que la crainte de voir augmenter l’inflation ne fait que traduire les réflexes du monde passé. Le problème aujourd’hui n’est plus l’inflation mais la déflation. C’est pour cela d’ailleurs que la prise en charge des dépenses Covid par la BCE au moyen d’un transfert sans contrepartie aurait davantage d’impact, en augmentant possiblement l’inflation. Mais… c’est interdit par le Traité de fonctionnement de l’UE (TFUE) !

TC : Début décembre, la direction générale du Trésor publiait une note qui expliquait qu’une telle annulation serait illégale car « contraire au traité européen »… Là encore, que faut-il penser de cet argument ?

À la différence de la monétisation, clairement interdite par l’article 123 du TFUE, une annulation de dette ne l’est pas stricto sensu. Mais ce serait vraisemblablement interprété par les juristes de la BCE et de la Cour européenne comme étant « contraire à l’esprit du traité », et il aurait été plus juste que la direction générale du Trésor le formule ainsi.

La question importante est, me semble-t-il : faut-il s’interdire aujourd’hui de penser à des solutions hors cadre, hors traité ? Je crois important, au contraire, de penser à des solutions nouvelles plutôt que de se conformer à un cadre inadapté aux enjeux d’aujourd’hui et de demain. La monétisation, interdite par le traité, serait par exemple un moyen de financement bien utile pour gérer la crise sanitaire et prévenir la crise climatique, car elle permettrait d’engager des dépenses de grande ampleur sans faire augmenter la dette, donc sans soumettre ultérieurement les États à la pression des marchés ou à des pressions politiques visant à installer l’austérité pour mieux étendre le domaine privé et réduire encore le domaine public.

À défaut de monétisation, une annulation de dette, bien que contraire à l’esprit du traité, serait, un moyen de limiter l’augmentation de la dette et de gérer la crise plus sereinement, sans craindre des retournements de marché et en obligeant moins la BCE à empêcher le retour d’une crise des dettes souveraines avec ses rachats massifs de titres publics.

TC : En Europe, il existe une ligne de fracture sur ce sujet entre les États membres. Les pays du Nord, au premier rang desquels figure l’Allemagne, s’opposent à cette annulation de dette. Pourquoi ?

Précisément parce que la dette est un sujet politique, un instrument de pression. Un pays fortement endetté est plus facile à contraindre, à soumettre, qu’un pays qui ne l’est pas. Annuler une dette, c’est perdre l’usage de cette pression.

Il y a également un rapport moral, très particulier, à la dette qui confine au religieux. Ce n’est pas tout à fait un hasard si certains des opposants à l’annulation de la dette convoquent un vocabulaire de l’ordre du religieux. L’économiste Jean Pisani-Ferry, qui fut l’un des artisans du programme présidentiel d’Emmanuel Macron, voit par exemple dans la proposition d’annulation de dette, « un péché contre la démocratie » (Le 1 hebdo, n°324, mercredi 25 novembre 2020). La dette est une « faute » (d’ailleurs, cela se dit schuld en Allemand, ce qui signifie exactement « faute ») et son remboursement vient en quelque sorte racheter cette faute, comme on lave un péché pour obtenir la rédemption dans la morale chrétienne. L’économiste et sociologue Max Weber (1864-1920) ironisait déjà sur le sujet. Nous le mentionnions avec mes collègues dans une tribune parue dans le Monde le 26 mai 2020 pour défendre la proposition d’annulation.

Et puis il y a aussi une forme de soumission aux marchés financiers qui se gavent tels des ogres de ces titres de dettes, surtout quand la banque centrale fait monter leur prix avec ses rachats. Sans du tout être lésés par une annulation des dettes détenues par la BCE (puisque ces dettes-là ne sont plus détenues par des créanciers privés), les investisseurs professionnels qui forment le marché – des grandes banques et tout autre type d’intermédiaires financiers – seraient sans doute fâchés à l’idée que la BCE réduise la voilure. Or c’est bien ce que permettrait une annulation de dette puisqu’elle réduirait le risque d’une crise de la dette que les achats d’actifs de la BCE servent à éloigner.

TC : Pourquoi le débat est-il si vif sur le sujet ? Qui seraient les perdants d’une annulation de la dette et qu’ont-ils à y perdre ?

C’est un sujet passionnel, parce que moral et politique. Mais plus prosaïquement, et il serait bien de le voir aussi sous cet angle plus froid, c’est un sujet d’économie financière. La dette est un instrument de financement parmi d’autres, parfois adapté, parfois pas. La dette est un instrument de financement adapté lorsque les conditions de son remboursement sont assurées, lorsque la dépense que l’on finance avec crée les conditions favorables à son remboursement.

Par exemple, lorsqu’on finance avec des dépenses d’investissement ou des transferts ayant un effet multiplicateur important, alors c’est le bon instrument. Mais quels seront les effets multiplicateurs des soutiens financés avec la dette Covid ? On a absolument besoin de ces soutiens, ce n’est pas la question, mais leurs effets multiplicateurs seront faibles car on ne fait que combler des manques à gagner. Auquel cas, il faudrait une alternative, non pas à ces dépenses, mais à leur mode de financement !

L’impôt est un autre mode de financement, mais on imagine mal l’augmenter en pleine crise économique. Faire reposer l’augmentation sur les plus riches serait juste socialement, mais cela ne suffirait pas à rembourser la dette Covid. La monétisation est une alternative, impossible pour le moment, mais qui pourtant serait la mieux adaptée dans le cas de dépenses lourdes avec de trop faibles effets multiplicateurs.

TC : Vous avez beaucoup travaillé sur la rhétorique du lobby bancaire (cf. votre livre « Blablabanque » publié en 2015 aux Éditions Michalon). Retrouve-t-on des éléments de cette rhétorique dans le débat actuel ?

Il me semble que oui ! Les mots d’oiseaux (« irresponsables », « pompiers pyromanes », économistes « vaudou », etc.) dont se sont retrouvés affublés les économistes soutenant ces propositions alternatives – j’en fais partie – sont typiquement dans le registre de la rhétorique de l’inanité. Ce sont des mots de réactionnaires, conservateurs, opposés au changement, gardiens du statu quo. Ce qui est étonnant dans cette histoire est que même des économistes supposés progressistes ou hétérodoxes se soient pour certains laissés emportés dans cette rhétorique réactionnaire insultante.

Jézabel Couppey-Soubeyran : décrypter le discours du lobby bancaire (Xerfi canal, 2015).

C’est que pour les libéraux d’un côté, la dette est un objet sacré qui se rembourse et, de l’autre, pour la vieille gauche qui n’a pas encore intégré dans son logiciel de pensée la monnaie, la banque, la finance, et plus encore l’extrême financiarisation de nos économies à partir des années 2000, il est interdit de dire que la dette peut être un problème. Peut-être parce qu’ils confondent dette et dépense publique. Or, la dette n’est pas le seul moyen de financer la dépense publique. On peut donc vouloir plus de dépenses publiques et moins de dettes dans certaines circonstances.

TC : Quelles conséquences pourrait comporter le statu quo et donc la poursuite des programmes d’assouplissement quantitatif (avec à la clé un alourdissement du bilan de la BCE) ? Depuis 2015, on a notamment constaté un gonflement du prix des actifs (financiers ou encore immobiliers)…

À mon sens, la poursuite et l’augmentation du programme d’achats d’actifs de la BCE qui ont été annoncées le 10 décembre dernier ne nous aideront pas à sortir de la déflation et n’auront que peu d’effets d’entraînement sur l’économie réelle, au demeurant des effets inégaux, mal distribués car c’est ce qu’on observe depuis 2015.

Surtout, on peut craindre une forte instabilité financière à terme vu l’ampleur de ces programmes, que ce soit dans la zone euro, ou ailleurs, aux États-Unis notamment, la Réserve fédérale (Fed) ne se donnant plus aucune limite dans ses achats d’actifs. Les marchés sont désormais dans une totale dépendance vis-à-vis des liquidités de la banque centrale. L’addiction est devenue maladive, au point qu’à la moindre déception, ils pourraient défaillir. Prises dans ce cercle vicieux, les banques centrales, et la BCE notamment, devront servir toujours plus les marchés financiers et toujours moins l’économie. Socialement, cela me semble explosif…The Conversation

Jézabel Couppey-Soubeyran, Maître de conférences en économie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original. crédit photo: pixabay