D’après une étude menée auprès de 10 000 dirigeants où on les interroge sur la première qualité d’un leader pour la réussite de leur organisation, 97 % d’entre eux répondent : l’intelligence stratégique. Cependant, comme le souligne une autre étude, qu’ils s’agissent du manque de temps, d’engagement ou de connaissances, diverses raisons conduisent les dirigeants à délaisser le travail de leur pensée stratégique voire à se trouver incapable de la maîtriser.

Dans cet article, nous ne proposons pas de solutions à ce problème. Plutôt, nous invitons à emprunter un chemin plus ludique pour tenter de dégager quelques principes stratégiques utiles aux dirigeants, mais aussi à tous dans les situations de la vie quotidienne, professionnelle comme personnelle, afin de faire face aux problèmes complexes.

Pour cela, nous pouvons nous appuyer sur un jeu bien célèbre : le Sudoku, dont les joueurs du monde entier sont orphelins depuis la disparition du Japonais Maki Kaji, le 10 août dernier, à l’âge de 69 ans. Dans les années 1980, c’est lui qui avait contribué à populariser le jeu, après l’avoir découvert dans un magazine américain, en lui donnant son nom nippon (« Su » : chiffre ; et « Doku » : unique).

 

La maison d’édition qu’il a fondée, Nikoli, a rendu hommage sur son site Internet au « parrain du Sudoku », « qui a répandu l’amour des puzzles dans le monde ». S’il existe des ancêtres du Sudoku en Europe dès le XVIIIe siècle, notamment le carré latin du mathématicien suisse Leonhard Euler, il faudra en effet attendre près de deux siècles pour voir les premières grilles publiées dans les journaux japonais.

Triple interdépendance

Le principe du Sudoku est le suivant : vous disposez d’un tableau de 81 cases, divisés en 9 colonnes, 9 lignes et 9 blocs. La règle est la suivante : vous devez compléter chaque case avec un chiffre allant de 1 à 9 en respectant simultanément les trois contraintes suivantes :

  • Le chiffre ne doit pas déjà se trouver sur la même colonne.

  • Le chiffre ne doit pas déjà se trouver la même ligne.

  • Le chiffre ne doit pas déjà se trouver dans le bloc.

En somme, pour positionner un chiffre, la complexité provient du triple niveau d’interdépendance auquel il est soumis : colonne, ligne et bloc. Avec un tel jeu, qui nous confronte à cette triple interdépendance, l’intelligence stratégique, l’un des 10 principes de la pensée complexe que nous détaillons dans notre dernier livre C’est complexe ! (Éditions Dunod), s’impose.

Plus précisément, cinq principes peuvent être mobilisés pour remplir avec succès la grille de 9 cases. Cinq principes qui sont autant des leçons pour développer son intelligence stratégique.

Leçon n°1. Prenez le temps d’analyser vos connaissances disponibles, vos ignorances possibles et vos incertitudes réelles.

Une partie de Sudoku ne débute pas avec un tableau vide. Dès le départ, vous disposez de cases déjà complétées qui constituent à la fois une ressource et une contrainte ; une ressource car il s’agit là des connaissances à partir desquelles vous pourrez poursuivre la résolution de votre problème et une contrainte car cela vient poser un cadre donc limiter vos possibilités dans le remplissage des cases.

Ainsi, la première étape est de prendre le temps de faire le point à la fois sur ce que vous savez déjà donc vos connaissances disponibles ainsi que ce que vous ignorez à ce stade du jeu. Cette opération, sans doute indispensable pour débuter le jeu, se révélera indispensable tout au long de la partie : sans cesse prendre le temps d’identifier ce que l’on sait et ce qu’on ignore possiblement.

En matière de stratégie, il s’agit là d’une leçon élémentaire : face à la complexité, pour reprendre la formule du philosophe français Jacques Bouveresse, subordonner d’abord votre « désir de juger au devoir de comprendre ». Comprendre la situation, rechercher les informations et connaissances disponibles et être conscient du champ possible de vos ignorances nécessaires à combler pour résoudre votre problème.

 

Toutefois, on peut noter une différence entre le jeu et la réalité : l’absence d’incertitude. Avec le Sudoku, on comprend un peu mieux la différence éventuelle entre l’ignorance et l’incertitude – trop souvent confondues lorsque la complexité semble importante. Si l’ignorance nécessite stratégie et apprentissage, l’incertitude implique un pari. Or, dans le Sudoku, il n’y a rien à parier car il s’agit d’un jeu dont le cadre est fixé d’avance et le problème peut trouver une solution.

S’il fallait tirer une leçon de ce dernier point, celle-ci serait de ne pas confondre son ignorance et l’incertitude réelle dans la résolution d’un problème complexe. Si l’ignorance nécessite l’enquête et l’apprentissage, l’incertitude implique plutôt le sens du pari, la prise de risque et donc de jouer sa peau. À distinguer les deux, sans doute se rendrait-on compte que nos peurs face à la complexité émergent bien plus souvent de nos ignorances dont nous sommes aveugles que de l’incertitude réelle qui relève d’une forme de pari auquel la connaissance ne peut pas grand-chose.

Leçon n°2. « Ne pense pas mais regarde plutôt ! »

C’est là une erreur bien courante que les amateurs de Sudoku connaissent bien : à rester trop focaliser sur la volonté de placer un chiffre dans une case, on en oublie de voir les solutions simples et évidentes ! Qu’il est aisé de passer à côté de la facilité lorsque l’esprit est embarqué dans la volonté de résoudre un problème plus complexe…

Aussi, lorsque nous avançons dans la partie, il arrive que la solution que nous recherchons soit déjà là, sous nos yeux : nous voulons absolument placer un 3 dans une ligne alors que celui-ci s’y trouve déjà… À cet égard, on pourrait se remémorer cette célèbre formule du philosophe et mathématicien autrichien Ludwig Wittgenstein dans ses Remarques philosophiques (fragment 66) : « Ne pense pas mais regarde plutôt ! ».

En matière de stratégie, cette leçon, si triviale, est pourtant si facile à oublier : à trop se concentrer sur des problèmes complexes, nous laissons de côté les plus simples à résoudre ou, pire, nous cherchons des informations ou des connaissances déjà disponibles. Toutefois, cela implique de faire de la première leçon une sorte de « réflexe » : prendre régulièrement le temps de faire le point sur ses connaissances disponibles et ses ignorances possibles.

Leçon n°3. Construisez votre stratégie chemin faisant en fonction des informations dont vous disposez.

Le genre d’erreurs évoquées précédemment peut parfois provenir de notre volonté de suivre une seule et unique stratégie sans la remettre en question. Pourtant, comme le soulignait Edgar Morin dans un chapitre intitulé « Les qualités intelligentes » du tome 3 de La Méthode, l’un des faisceaux de l’intelligence humaine réside dans « l’aptitude à enrichir, développer, modifier la stratégie en fonction des informations reçues et de l’expérience acquise ».

 

Chemin faisant, la notion même de « stratégie » prendra tout son sens : il ne s’agit plus d’un programme fixe à mettre en œuvre mais d’une intelligence à déployer. On comprend alors mieux ces mots du philosophe et sociologue à l’origine du concept de « pensée complexe » :

« L’intelligence est toujours stratégie, et, dans ses exercices les plus individualisés, les plus complexes, les plus innovateurs, cette stratégie devient de l’art, comme toute stratégie qui mobilise le meilleur des aptitudes individuelles devant les incertitudes, difficultés, variabilités d’une mission à accomplir. Comme tout art, l’art de l’intelligence ne saurait obéir à des recettes ou des programmes de réalisation ».

Leçon n°4. Restez lucides sur votre propre niveau pour apprendre sans renoncer.

Ceci étant dit, on ne se lance pas dans un Sudoku en commençant par le niveau le plus élevé. C’est là le meilleur moyen d’abandonner rapidement et de perdre l’occasion d’apprendre à y jouer. En effet, voilà un jeu qui nécessite une forte dose d’humilité et de lucidité quant à son propre niveau.

Tout d’abord, ne craignez pas de résoudre vos problèmes complexes au crayon à papier. Comme nous le rappelait le philosophe français Gaston Bachelard dans La formation de l’esprit scientifique :

« Psychologiquement, pas de vérité sans erreur rectifiée. Une psychologie de l’attitude objective est une histoire de nos erreurs personnelles ».

Ne craignez donc pas l’erreur ; plutôt, soyez assurés qu’elles sont la clé de votre apprentissage et de l’amélioration de vos stratégies.

Par ailleurs, vous verrez que plus le niveau de complexité d’un Sudoku est élevé, moins vous disposez d’informations dans le tableau pour commencer. Cela ne signifie pas que les connaissances de départ sont moins importantes ou qu’il nous faille relativiser la leçon n°1. Plutôt, cela nous démontre que plus vous serez en mesure de relativiser l’importance des connaissances disponibles pour faire face à votre ignorance, plus vous serez en mesure de faire face à des problèmes plus complexes.

Leçon n°5. Soyez prudents et rigoureux pour éviter les escalades d’erreurs.

À l’humilité, ajoutons la prudence et la rigueur. Il arrive parfois que tout semble aller bien pour le joueur : nous voilà à compléter le tableau à une vitesse telle, que nous sommes sûrs de rapidement en avoir terminé. Et voilà qu’un obstacle se présente… Vous avez placé deux chiffres similaires sur la même ligne… Cette erreur fatale, qui ne vous a pourtant pas empêché d’avancer, vous oblige à revenir sur votre jeu voire à tout modifier.

Éditions Dunod

À ce moment du jeu, n’abandonnez pas. Et en matière stratégique, évitez l’escalade de l’engagement, c’est-à-dire la persistance d’un même comportement face à une décision qui entraîne l’échec. Aussi, cela nous montre que la succession de réussites peut parfois se révéler illusoire. Et c’est au moment où un obstacle, parfois tardivement, vient se poser sur votre chemin stratégique que vous le découvrez.

Humilité, prudence et rigueur : un bon stratège doit chérir son crayon de papier tout autant que la connaissance qu’il acquiert par ses « erreurs corrigées ».

La stratégie n’est pas qu’une partie de Sudoku

Si le Sudoku peut nourrir l’intelligence stratégique, il va sans dire que la vie n’est pas un jeu.

En effet, comme le définit l’historien néerlandais Joseph Huizinga dans son célèbre Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, le jeu est :

« Une action libre, sentie comme “fictive” et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber entièrement le joueur ; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité ; qui s’accomplit en un temps et un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données et suscite dans la vie des relations de groupe ».

De plus, le Sudoku est bien trop sérieux pour offrir une analogie suffisante avec la stratégie des organisations. « Le concept de jeu en tant que tel est d’ordre supérieur à celui de sérieux. Car le sérieux cherche à exclure le jeu, tandis que le jeu peut fort bien inclure en lui le sérieux ».

Toutefois, s’il nous fallait retenir une dernière leçon, alors nous aimerions simplement dire : persévérez ! Comme l’écrivait brillamment Gaston Bachelard en conclusion de La Formation de l’esprit scientifique : « Plus une œuvre est difficile, plus elle est éducatrice ».

Ousama Bouiss, Doctorant en stratégie et théorie des organisations, Université Paris Dauphine – PSL

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original. crédit photo: pixabay

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