Il y a un an, le botaniste Francis Hallé, spécialiste des plantes tropicales, lançait le projet de faire renaître en Europe de l’ouest une forêt primaire, c’est-à-dire une forêt qui grandirait sans aucune gestion humaine. Sur notre continent, il n’en existe plus (à l’exception de la forêt de Bielowiecza en Pologne). En France, elle a disparu au milieu du XIXe siècle. À 82 ans, le botaniste connu pour ses expéditions sur les « radeaux des cimes », des plateformes légères grâce auxquelles il a exploré la canopée des forêts tropicales, constate avec ravissement que son idée suscite l’enthousiasme : il réfléchit au meilleur endroit pour donner vie à ce nouvel espace. Entretien.
Votre projet de faire renaître une forêt primaire a tout juste un an. Avez-vous trouvé le lieu idéal où grandira cette forêt ?
Nous le cherchons encore. Plusieurs endroits ont été évoqués entre la France et l’Allemagne, la France et la Suisse ou même la France et l’Espagne, mais les zones montagneuses m’intéressent moins car c’est une forêt de plaine que je voudrais voir revivre, comme celles que nos ancêtres ont exploitées puis détruites pour installer élevage et agriculture. Il nous faut 60 0000 à 70 000 hectares, ce qui est assez peu finalement, à peine la superficie de l’île de Minorque en Méditerranée.
Ce projet a pourtant été qualifié d’utopique, notamment car il s’étend sur plusieurs siècles…
C’est vrai. Mais peut-être séduit-il précisément car nous en avons tous assez d’aller trop vite, que ce soit dans les transports ou dans nos façons de communiquer. Nous vivons à la minute près. Or, il fut un temps où nous étions capables de consacrer des siècles à la construction de cathédrales ou de pyramides. La beauté de ces monuments, comme celle des forêts que j’ai pu observer et malheureusement voir détruites toute ma vie, est liée à leur ancrage ancestral. Pour moi, il est très important que ce projet soit intergénérationnel. Il faudra plusieurs siècles pour que cette forêt se constitue, tout dépend de ce qui existera déjà – il faut 1 000 ans lorsqu’on part d’un sol nu.
Avez-vous pris contact avec les autorités européennes ?
Oui, et nous avons reçu un très bon accueil de la Commission européenne qui nous apportera une aide juridique pour créer cet espace que j’aimerais voir concerner au moins 3 pays. Bruxelles voit peu de projets comme le nôtre, or il entre totalement dans les objectifs du « Pacte vert » européen (NDRL qui entend instaurer la protection de 30 % des terres d’ici 2030). L’UE pourrait participer également au financement du projet, pour lequel nous cherchons à réunir 300 000 euros.
Quels sont vos autres soutiens ?
L’idée a suscité un vif intérêt et nous avons reçu de nombreux appuis. L’association Francis Hallé pour la forêt primaire (AFH), dont le site internet vient d’être mis en ligne est ouverte à toute personne qui le souhaite. AFH compte déjà environ 150 adhérents. Des membres de mouvements comme le Forest Art Project, l’Association pour la protection des animaux sauvages (ASPAS) mais aussi des scientifiques comme Gilbert Cochet appartiennent au groupe de travail. Et nous avons le soutien de fondations intéressées par un projet à la fois écologique et scientifique.
Justement, comment envisagez-vous le versant scientifique de ce projet ?
L’observation s’annonce passionnante ! Nous nous attendons à voir certaines espèces animales ou végétales, mais il est certain que la nature nous réserve des surprises. On ignore à quoi cette forêt ressemblera au fil des siècles. C’est un projet unique en Europe, alors que des forêts primaires des latitudes tempérées existent aux États-Unis, en Russie, en Chine, en Australie ou au Chili. En plus de stocker du CO², la forêt européenne permettra à des espèces nouvelles de renaître sur notre continent.
Les humains pourront-ils la visiter ?
Oui, dans la mesure où ils n’abimeront rien. Pour éviter le piétinement, on peut envisager des caillebotis à 50 cm du sol, comme on en voit dans les parcs en Australie. Ou bien des visites par les cimes, dans des appareils comme ceux que j’ai utilisés pour l’exploration des canopées. Mais le principe fondateur, c’est qu’il n’y ait aucune gestion humaine : on n’abat aucun arbre, on ne ramasse rien, on ne chasse pas. Tout un budget sera consacré à la surveillance et à la protection des lieux.
Peut-être faudra-t-il intervenir tout de même, notamment pour réintroduire certains animaux ?
C’est vrai pour les bisons, qui ont d’ailleurs été réintroduits également en Pologne dans la dernière forêt primaire qui existe encore en Europe de l’est, celle de Bielowiecza. Les autres grands animaux, comme les cerfs, viendront d’eux-mêmes. J’imagine une forêt de forme assez compacte et circulaire, traversée par un fleuve car les espaces alluviaux apportent d’autres formes de diversité. Peut-être faudra-t-il alors, selon l’endroit choisi, déconstruire des barrages ou des retenues, tout ce qui pourrait empêcher le développement naturel de la forêt.
Dans leur ouvrage L’Europe ré-ensauvagée, sorti en avril chez Actes Sud, Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet font un tour d’horizon assez optimiste des espèces qui réapparaissent sur notre continent. Ils expliquent notamment en quoi l’action des parcs nationaux a été importante (l’Italie en compte 25 qui couvrent 5% de son territoire quand la France n’en a que 7, soit 0,74% des terres). Protéger la nature dans des parcs et re-créer une forêt primaire, ce sont deux actions qui se complètent ?
Ce sont deux actions différentes et chacune a son intérêt. Dans un parc national, on gère, on maîtrise, on plie le vivant à ce que l’on souhaite voir se développer. Cette logique s’oppose à celle de la naturalité, où le développement de la flore et de la faune n’est ni encadré, ni limité. Pour ma part, je rêve d’une forêt sans aucune gestion, comme celles que j’ai eu le bonheur de voir sous les tropiques. Pour moi, une forêt primaire représente le sommet de la diversité biologique mais c’est aussi le sommet de l’esthétique planétaire.
Propos recueillis par Sophie Noucher
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