Léa déteste l’année 2020. Celle qui lui a volé la célébration de sa fin de secondaire. Exit le voyage en Espagne avec sa classe. Exit le bal des finissants. Une année qui a édulcoré son entrée au Cégep. Exit les soirées de bienvenue, le sentiment de vivre les premiers moments de sa vie d’adulte, d’assumer ses choix de carrière et de vie, et plus de liberté.
Elle a plutôt passé des heures devant sa tablette et son ordi, pour des cours en ligne ou regarder en rafale la série Pandémie. Ou simplement pour parler à ses amis, à défaut de les côtoyer. Et voilà que cette année s’achève dans le flou. Pas celui d’un avenir incertain, mais bien celui réel et présent lorsqu’elle tente de lire, de travailler, de se concentrer longtemps. Des yeux qui pleurent, tiraillent, chauffent et une migraine qui se pointe en fin de journée. Pour la première fois depuis longtemps, Léa consulte un optométriste.
C’est dire que Léa avait bénéficié, jusque-là, d’une vision qui semblait parfaite. Asymptomatique serait plus juste. Et elle s’inquiète des phénomènes récents qu’elle note dans cette vision changeante et fluctuante. À qui la faute ? Elle jongle même avec l’idée d’un recours collectif, sachant ne pas être seule à souffrir de cette détérioration subite de la vision. Certains auteurs parlent d’enjeu de santé publique. Et en plus, Martha Stewart, sur Internet, a bien identifié la pandémie comme la cause d’une flambée de problèmes visuels. Martha… vraiment ?
Des patientes comme Léa, il y en a toujours eu, mais je dois avouer que, dans ma pratique optométrique universitaire comme privée, de tels cas se multiplient depuis le début du confinement. Y a-t-il vraiment cause à effet ?
Un syndrome exacerbé par la pandémie
En apparence, Léa présente une série de symptômes que l’on décrit comme le Computer vision syndrome (CVS) ou_ Digital Eye Strain (DES_) que l’on pourrait traduire par Syndrome de la vision sur ordinateur (SVO). Bien que les études sérieuses ne pleuvent pas sur ce sujet, un article intéressant cite une enquête, effectuée auprès de 10 000 personnes, établissant la prévalence du SVO à près de 65 % de la population qui travaille sur écran, touchant particulièrement les femmes, comme Léa.
Mais une enquête de ce type repose sur l’auto-déclaration de symptômes, sans mesures objectives de validation en contrepartie. Parmi les éléments recherchés : la fatigue oculaire, la migraine, la vision trouble ou fluctuante (momentanée), la sécheresse oculaire, la douleur au cou et aux épaules. Ce genre d’étude suggère donc des associations mais n’établit pas clairement les liens de cause à effet.
Afin de comprendre l’apparition de ces symptômes, il faut comprendre que les yeux qui regardent un ordinateur fonctionnent comme s’ils regardent un livre ou un paysage. L’environnement dans lequel ils évoluent change, pas leur nature. L’usage plus important de nos yeux, en temps de pandémie, ne fait que mettre en évidence, bien souvent, un défaut qui était là, sous-jacent.
Des lunettes mal ajustées
Intéressons-nous donc au système visuel. Pour qu’il fonctionne adéquatement, la vision de chaque œil doit être optimale, claire. Ensuite, le mariage des images fournies par les deux yeux (vision binoculaire) doit se faire de façon adéquate.
Une vision claire repose sur un œil qui est absent de défauts optiques. S’il en est affecté, il doit être corrigé de façon adéquate. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas. Une proportion importante de porteurs de lunettes ou de lentilles cornéennes sont mal corrigés, notamment chez ceux qui commandent leurs lunettes en ligne. En effet, une étude américaine a identifié que près de la moitié des lunettes commandées comportait des erreurs par rapport à la prescription émise. Le même phénomène existe au Québec. Les lunettes commandées sont souvent mal centrées, ce qui peut causer des symptômes très similaires à ceux décrits par Léa.
La première étape, donc, lorsque le temps passé sur écran signifie douleur aux yeux, est de consulter un optométriste et de valider l’état de la vision, ainsi que la justesse du mode de correction portée. À ce titre, les porteurs de lunettes se font souvent offrir des filtres « anti-lumière bleue » qui s’avèrent, à ce jour, plus ou moins efficaces pour réduire les symptômes visuels. Ils sont cependant fortement recommandés pour les adolescents puisqu’ils réduisent l’impact négatif d’une exposition aux écrans, tard le soir, sur le rythme circadien. Encore mieux, pour eux, limiter l’usage des écrans deux heures avant le sommeil représente l’option de choix, bien que difficilement applicable !
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Insuffisance de convergence
Il faut aussi s’intéresser à tester comment les yeux fonctionnent ensemble. En général, pour lire, les yeux convergent, donc regardent plus vers le nez. C’est un mouvement naturel, à la limite banal. Toutefois, une personne sur cinq ou six souffre d’insuffisance de convergence. Ceux atteints éprouvent donc une difficulté à maintenir une vision fonctionnelle et confortable à une distance de lecture normale (33-40 cm). Or, les téléphones intelligents et les tablettes sont regardés à 18 cm en moyenne. Problèmes en vue !
Ce changement implique un effort beaucoup plus important du système visuel, d’autant que l’écran est petit et mal éclairé. Un joggeur qui court aisément son cinq kilomètres le matin n’est pas nécessairement apte à courir un marathon de 42 km. Il doit s’entraîner et faire appel à d’autres types de ressources. Ainsi, des yeux qui convergent adéquatement à 33-40 cm ne le font pas nécessairement à 18, d’autant que cet effort supplémentaire est maintenu durant de longues minutes.
L’optométriste peut évaluer la vision binoculaire par un ensemble de tests, et ensuite proposer une thérapeutique par exercices (orthoptique, moteurs) au besoin. Cet entraînement de quelques semaines entraîne les muscles de l’œil et aussi permet d’optimiser l’intégration des images au cerveau, donc la perception, ce qui rend l’ensemble du système oculo-visuel plus performant.
Il recommandera sans doute aussi d’observer une distance adéquate lorsque l’on consulte tablette, ordi ou téléphone. En général, le 33-40 cm devrait être considéré comme minimal pour l’adulte, et la longueur de l’avant-bras pour l’enfant. Il parlera d’éclairage de l’appareil (appliquer les filtres appropriés pour réduire la luminosité et les courtes longueurs d’onde « night shift ») et aussi de l’éclairage ambiant (éviter les DEll froids et privilégier le fluorescent ou le DEll chaud). Encore ici les courtes longueurs d’onde émise (bleue) sont à minimiser.
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Écran, clignement, et sécheresse des yeux
Un autre élément important à considérer est la sécheresse relative de l’œil lorsque l’on consulte un écran. Les larmes recouvrent l’œil pour le protéger, le nourrir et le maintenir humide. Il assure également une uniformité de la surface oculaire, ce qui garantit une meilleure optique. Les larmes sont la première surface dite réfractive, c’est-à-dire qui influence la vision du patient. Un film de larmes instable ou qui s’évapore trop rapidement entraîne donc automatiquement une perturbation de la vision.
Or, lorsque l’on travaille sur écran, notre taux de clignement est significativement réduit (trois fois moins). Le film de larmes ne se renouvelle donc pas régulièrement, il s’évapore et l’œil demeure sec. Cette sécheresse chronique entraîne donc une vision qui fluctue, entre des périodes claires (œil humide) et floues (œil sec). Contrairement à une sécheresse oculaire pathologique, celle-ci entraîne moins d’inconfort (sensation de sable dans les yeux) mais peut générer de la rougeur et une sensation de chaleur. En effet, toute sécheresse doit être considérée comme pro-inflammatoire.
Le traitement intuitif de cette condition serait d’instiller des larmes artificielles dans les yeux, à fréquence variable, mais l’effet de ces dernières est souvent limité dans le temps. Rétablir un rythme de clignement normal (15 fois par minute) constitue une meilleure alternative. Des applications sont même disponibles pour vous le rappeler. Dans des cas plus marqués, l’optométriste peut prescrire des traitements comme massage et compresses chaudes appliquées sur les paupières, ou prescrire des médicaments pour réduire l’inflammation à court et long terme.
Aller jouer dehors !
L’examen de Léa a révélé un spasme accommodatif (hypermétropie non corrigée, liée à un spasme du muscle interne qui permet à l’œil de faire le foyer au près) et une légère insuffisance de convergence. Ces défauts de sa vision seront corrigés avec une lunette à porter en lecture ou travail sur écran et, au besoin, certains exercices. Des conseils d’ergonomie lui sont également donnés (distance des écrans, téléphones ; éclairage approprié des écrans et ambiant, pauses et clignements fréquents). Aucun signe de sécheresse manifeste n’est identifié.
Je la rassure également sur le fait que son ordinateur en soi n’est pas responsable de ses problèmes, mais bien la façon dont elle l’utilise (à excès) en fonction de sa condition visuelle sous-jacente, sans doute présente auparavant, mais demeurée silencieuse.
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En la raccompagnant vers la réception, je m’aperçois que mon prochain patient attend, en compagnie de sa fille de 18 mois qui a les yeux rivés sur un téléphone intelligent, tenu à 10 centimètres de son nez. Horreur ! Un autre parent à qui il faudra rappeler qu’aucune exposition à quelque écran que ce soit avant l’âge de deux ans n’est recommandée, sauf pour un vidéoclavardage avec les grands-parents.
Allez jouer dehors, amusez-vous avec votre enfant de façon plus traditionnelle et ses yeux vous diront merci ! Préférez vivre votre vie dans le grand écran de la nature plutôt que devant le plus petit de votre salon ! C’est la grâce que je vous souhaite, en cette nouvelle année.
Langis Michaud, Professeur Titulaire. École d’optométrie. Expertise en santé oculaire et usage des lentilles cornéennes spécialisées, Université de Montréal
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original. crédit photo: pixabay