En 2017, le comité des États membres de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA), qui évalue et régule les produits chimiques, a identifié officiellement le bisphénol A comme perturbateur endocrinien.
Cette substance faisait déjà l’objet de plusieurs interdictions en France. Les industriels commercialisant les produits concernés ont donc dû la remplacer par des substances chimiques possédant les mêmes fonctions technologiques.
Le problème est qu’au-delà des fonctions technologiques, ces substituts partagent parfois les mêmes propriétés dangereuses que la substance qu’ils remplacent (on parle alors de « substitution regrettable »).
C’est en particulier le cas de certains bisphénols qui sont d’ores et déjà utilisés pour remplacer le bisphénol A : des travaux chez l’animal ont montré qu’ils peuvent eux aussi entraîner des troubles de la reproduction, via une perturbation endocrinienne. Dans une telle situation, on parle de « substitution regrettable ».
Qu’est-ce que le bisphénol A et pourquoi est-il si utilisé ?
Le bisphénol A est une substance chimique de synthèse. Couramment utilisé depuis les années 60, il sert d’« unité de base » (monomère) pour la fabrication de plastiques comme le polycarbonate et certaines résines époxy, par polymérisation. Autrement dit, ces composés sont constitués de longues chaînes moléculaires formées de molécules de bisphénol A attachées à d’autres composés.
Le bisphénol A est aussi utilisé pour fabriquer une substance capable de retarder la prise de feu des matières plastiques ou des textiles (tétrabromobisphénol A). Il intervient également en tant que réactif (inhibiteur de polymérisation) dans la chimie du PVC.
Le BPA est présent dans de nombreux objets du quotidien, des lunettes de soleil aux CD. Certains types de résines composites utilisées dans les amalgames dentaires peuvent aussi contenir du bisphénol A. Avant la loi de 2015, on retrouvait du bisphénol A dans les bonbonnes d’eau, les biberons, les tickets de caisse, les ustensiles de cuisine en plastique. Les résines en contenant étaient également utilisées pour tapisser l’intérieur des boîtes de conserve ou des canettes.
Le problème est que le bisphénol A peut dans certaines conditions (chaleur, humidité…) se détacher des chaînes produites par polymérisation, et donc passer des contenants au contenu. Les travaux de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) relatif à l’évaluation des risques liés au bisphénol A pour la santé humaine ont révélé que la voie d’exposition prépondérante était la voie alimentaire, les conserves étant responsables à hauteur de 50 % de l’exposition alimentaire au BPA dit « non conjugué » (autrement dit, non lié à d’autres composés). Concernant les autres denrées, la viande participait à hauteur de 17 % à cette exposition et les produits de la mer à 3 %, « sans qu’il y ait d’explication sur la source de contamination de ces denrées ».
Or, le bisphénol A possède une activité biologique, qui peut s’avérer délétère.
Des effets connus de longue date
L’activité biologique du bisphénol A est connue de longue date, puisqu’elle a été mise en évidence dès 1936, dans le cadre de recherches menées sur les œstrogènes (des hormones stéroïdes dont la fonction, à l’état naturel, est d’être une hormone sexuelle femelle primaire). Le bisphénol A est non seulement capable de passer facilement les tissus de l’organisme (notamment la peau), mais qui plus est, il peut mimer l’action du 17β-œstradiol, un œstrogène impliqué dans le maintien de la fertilité et des caractères sexuels secondaires des femelles de mammifères, et donc des femmes. Testé sur des rongeurs femelles de manière répétée, le BPA entraîne une puberté précoce, des altérations de l’utérus, du vagin et de l’ovaire. Ces effets sont cohérents avec son activité œstrogénique. Des effets sont aussi observés chez les mâles, tels que la diminution de la production de spermatozoïdes et de la fertilité, hypotrophie testiculaire et hypertrophie prostatique.
En raison de ses propriétés dangereuses, l’utilisation du BPA a été réglementée en France et en Europe dès 2011 afin de protéger la santé des personnes et l’environnement. Cette substance, qui entre dans la fabrication de plastiques et de résines, a été interdite en 2012 dans les contenants destinés aux enfants de moins de trois ans. L’interdiction a été élargie en 2015 à tous les objets destinés à entrer en contact direct avec les denrées alimentaires, ainsi qu’aux tickets de caisse (cette loi ne concerne pas les matériels et équipements industriels, tels que les moules utilisés pour la production en usine par exemple).
L’Europe étudie actuellement la possibilité de soumettre les utilisations du bisphénol A à autorisation.
Les implications de la substitution des substances dangereuses
La substitution de substances chimiques dangereuses est une pierre angulaire des stratégies actuelles visant à réduire les risques des substances chimiques sur la santé humaine et l’environnement. Ce principe a été réaffirmé récemment dans le cadre de la Stratégie pour un environnement non toxique de la Commission européenne, en particulier pour les catégories de produits entrant en contact avec les populations vulnérables. Cette stratégie de substitution doit maintenant aussi s’accorder avec l’approche de l’industrie en matière de développement durable et d’économie circulaire.
Déterminer qu’une substance chimique est dangereuse est une première étape. Il faut ensuite trouver des alternatives pour l’éliminer des produits et applications qui l’utilisent. Ce n’est pas chose aisée : il faut que la nouvelle substance soit à la fois équivalente sur le plan technique, économiquement substituable, durable, mais aussi – idéalement – plus sûre, c’est-à-dire présenter un potentiel de danger (les propriétés intrinsèques de la substance chimique font qu’elle induit des effets délétères moindres sur la santé) et de risque (les propriétés intrinsèques de la substance chimique ainsi que ses utilisations font qu’on y est moins exposé) inférieur à la substance chimique d’origine.
Souvent, la substitution de substances chimiques implique pour les industriels des changements de systèmes, de matériaux ou de processus. Pour trouver des alternatives, ils peuvent consulter la base de données de l’ECHA, mise en place suite au règlement REACH – « Registration, Evaluation and Authorisation of Chemicals » (le règlement européen qui vise à protéger la santé humaine et l’environnement contre les risques liés aux substances chimiques). Y sont répertoriés tous les substituts potentiels qui sont déjà utilisés ou produits à plus d’une tonne par an en Europe.
Si le BPA était aussi utilisé, c’est qu’il avait de nombreux avantages.
Il était par exemple compatible avec de nombreux contenants, car il résiste à l’acidité aussi bien qu’aux produits basiques, ce qui explique son succès dans les emballages. Dans un rapport publié en 2013, l’Anses soulignait que le bisphénol A ne serait pas remplacé par une substance unique, mais par différents composés, en fonction de son utilisation.
La polyvalence du bisphénol A complique le problème
La polyvalence du bisphénol A fait de sa substitution un problème particulièrement complexe à résoudre. Les composés envisagés pour remplacer le bisphénol A diffèrent en effet selon qu’il est utilisé dans des polycarbonates, des résines époxy ou des papiers thermiques, par exemple. Les industriels n’ayant a priori pas trouvé de substance chimique de remplacement capable de rassemblant tous ces avantages, ils ont recherché plusieurs matériaux en fonction des applications. « A priori », car ces informations relèvent du secret industriel…
Face à ces difficultés, Anses avait identifié 73 substituts possibles, en fonction de l’utilisation souhaitée. 21 substituants ont été identifiés pour les usages dans les polycarbonates, 18 pour les résines époxy et 34 pour les papiers thermiques des tickets de caisse.
Au-delà de cette substitution, il est aussi possible de se passer du bisphénol A de diverses façons : en remplaçant la matière qui le contient par une autre matière plastique ou un autre polymère présentant des propriétés similaires, en utilisant un matériau ou un type de conditionnement totalement différent, ou en recourant à d’autres procédés de fabrication.
La première solution, qui consiste à substituer le bisphénol par une substance chimique similaire, est bien la plus simple. Pour la mettre en œuvre, les industriels se sont tournés vers les autres composés de la famille des bisphénols.
Autres bisphénols, mêmes problèmes
Les industriels ont remplacé le bisphénol A par le bisphénol S (BPS) dans les papiers thermiques. Mais ce produit est lui aussi suspecté d’être un perturbateur endocrinien et vraisemblablement reprotoxique.
De la même manière, le bisphénol B est aujourd’hui utilisé comme alternative à certains usages du BPA et BPS dans des pays comme les États-Unis où il est enregistré en tant qu’additif indirect pour certains revêtements et polymères en contact avec les aliments par la Food and Drug Administration (FDA). Or, les travaux menés par l’Anses indiquent que le BPB présente des propriétés endocriniennes similaires à celles du BPA.
Dans son avis de mars 2013, l’Agence soulignait qu’il est nécessaire
« […] de réaliser des études supplémentaires […] pour évaluer de façon satisfaisante les effets sur la santé humaine de ces autres bisphénols ou alternatives du BPA. Au regard de leurs analogies structurales avec le BPA et de leur potentiel œstrogénique, la plus grande précaution est requise dans l’utilisation des bisphénols sus-cités. Des innovations, en termes d’alternatives, sont attendues mais l’innocuité de ces alternatives devra être évaluée avant toute utilisation. »
Pour éviter ces substitutions regrettables, les autorités sanitaires mettent en œuvre des stratégies d’évaluation visant à réglementer toute la famille des bisphénols. Ce n’est pas une mince affaire : la base de données de l’ECHA contient de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de substances ressemblant aux bisphénols. Las de devoir travailler sur chacun des bisphénols ou alternatives les uns après les autres, les autorités sanitaires envisagent maintenant d’appréhender ces substances en tant que famille, c’est-à-dire d’identifier les degrés et éléments de similarité structurelle nécessaires pour partager les mêmes propriétés toxiques.
Les spécialistes de l’agence chimique européenne ont ainsi récemment collecté des informations visant à enquêter sur la fabrication, l’importation, l’utilisation et la mise sur le marché du bisphénol A et de bisphénols structurellement apparentés qui font l’objet d’une préoccupation similaire pour l’environnement, ainsi que sur la possibilité de substitution, les alternatives potentielles et sur les impacts socio-économiques de substitution. Ils ont aussi cherché à obtenir des informations sur le cycle de vie, les émissions dans l’environnement, l’utilisation dans les articles et la présence dans les polymères.
Une alternative possible à l’utilisation de ces substances serait d’identifier un composé qui, contrairement au BPA, n’aurait pas tendance à s’extraire de la matière pour se déposer sur la peau ou contaminer les aliments qu’il emballe. Mais cette approche se heurte à un autre problème : les protocoles visant à étudier les migrations et les comportements des matériaux dans le temps ne sont pas standardisés. Dès lors, il est difficile pour les autorités sanitaires de porter un œil critique sur les solutions proposées par les industriels pour répondre à ces problématiques.
Cécile Michel, Cheffe de l’unité d’évaluation des substances chimiques, Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original. crédit photo: fr.depositphotos.com