Et si ne rien faire était utile ? Lézarder, se tourner les pouces… Malgré les apparences, paresser serait une véritable ressource. Mais pourquoi avons-nous du mal à y parvenir ?
Buller, en contemplant le plafond de sa chambre ou les passants qui défilent devant la terrasse d’un café, en écoutant le frémissement des feuilles ou le déferlement des vagues… L’art de ne rien faire peut se décliner d’une infinité de façons. Mais de quoi s’agit-il ? Se vautrer devant la télévision ? Non. Ceci nécessite un minimum d’attention. Ne serait-ce que pour comprendre le sens de ce qu’on regarde. « L’esprit n’est donc pas totalement libre, estime Sylvaine Pascual, coach et spécialiste du plaisir au travail. Aux personnes qui ne savent pas comment s’y prendre, je conseille de commencer modestement, explique-t-elle. De prendre deux minutes, pas plus au début, pour regarder par la fenêtre, puis de descendre dix minutes faire un tour dans un parc proche… »
La paresse pas si inutile que ça
Pour le sociologue David Le Breton aussi, cette flânerie peut prendre la forme de la marche, qu’il pratique régulièrement. « À condition de ne pas rechercher la performance ni de viser un but, la marche est une activité inutile, opposée à la vision utilitariste du monde. Mais elle est essentielle, car elle nous rappelle qu’on est vivant : en nous sortant de l’ordinaire du quotidien, en nous permettant de reprendre un rythme personnel, elle fait de nous des créateurs de notre existence. Comme de buller à la terrasse d’un café, elle est presque devenue un acte de résistance politique dans un monde inscrit dans la vitesse, où en plus on est tenu à une disponibilité permanente. »
Ces « moments de rien », le pédopsychiatre Roger Teboul (Deviens adulte!, éd. Armand Colin) les conseille aussi aux enfants. « De plus en plus de parents angoissent de voir leur enfant s’ennuyer. Dans notre société très concurrentielle, ils tolèrent de moins en moins ces moments de « rien » et la pensée improductive. Même les jouets doivent être opératoires, pédagogiques… Et on apprend aux enfants à être créatifs, comme s’ils ne l’étaient pas naturellement ! »
Bien sûr, un enfant qui s’ennuie tout le temps, ça n’est pas très bon signe. « Mais, dans la plupart des cas, il se met vite à rêver, à se raconter une histoire, à regarder ce qui se passe en dedans de lui. Bref, il apprend peu à peu à compter sur son esprit pour se distraire, constate Roger Teboul. En cela, se laisser traverser par l’ennui est une voie vers la connaissance de soi. Celle-ci aide à s’affranchir de la peur de la solitude. On est plus à l’aise dans ses baskets quand on sait tolérer les moments de « vide » ! »
Il n’y a qu’en Occident que l’on parle de temps perdu ou gagné
On se sentirait presque coupable de s’en donner l’occasion, tant l’action est sur valorisée dans notre société. « Cela vient de la tradition grécobiblique », explique la sociologue Hesna Cailliau, auteur de l’Esprit des religions (éd. Milan). « César disait déjà qu’ «on n’a rien fait tant qu’il reste quelque chose à faire», tandis que, pour les chrétiens, ne rien faire est assimilé à de la paresse, l’un des sept péchés capitaux. Mais cela est dû à une mauvaise traduction du mot latin acedia qui, en fait, signifie mélancolie. Laquelle était condamnée, car considérée comme contagieuse. De là découle le rapport très tendu que nous entretenons avec le temps. Il n’y a qu’en Occident qu’on évoque le temps perdu, gagné ou gaspillé. »
Dans la religion taoïste, qui imprègne fortement la société chinoise, un concept important est le wu-wei, traduit en français sous les termes de « non-agir ». « Cette traduction induit en erreur, déplore Cyrille Javary, spécialiste de la Chine. Il ne s’agit absolument pas de se laisser aller mais de savoir, en temps voulu, laisser agir le temps et laisser se déployer ce qui doit émerger, au lieu de s’agiter en vain. Comme le dit un proverbe chinois : « On ne tire pas sur le riz pour le faire pousser », ce qui n’empêche pas qu’il faut travailler pour le planter ! Les Chinois, peuple de paysans sédentaires, le savent mieux que quiconque. Ils sont extrêmement laborieux, mais ce sont aussi des gens qui savent attendre car, pour eux, l’attente est une manière d’agir. »
« Les Chinois connaissent beaucoup moins le stress que nous, car ils savent se ressourcer en permanence, renchérit Hesna Cailliau, En Chine, les espaces verts sont pleins de gens qui font du qi gong, du tai-chi ou… la sieste ! Celle-ci est plus que tolérée car, pour la sagesse chinoise, les contraires ne s’opposent pas mais coopèrent. J’ai déjà vu des cadres s’endormir pendant une réunion de travail, témoigne la sociologue. Mais là-bas, personne ne les réveille. On se dit qu’ils seront d’autant plus efficaces quand ils auront récupéré de leur fatigue… »
Les Chinois comme exemple
L’Occident ferait peut-être bien de s’inspirer de leur exemple. C’est du moins ce que préconise l’Institut national du sommeil et de la vigilance (INSV). « La baisse de vigilance du début d’après-midi est inévitable, 16elle correspond à un rythme naturel chez l’adulte », explique Joëlle Adrien, directrice de recherche à l’Inserm. « Seuls les enfants entre cinq ans et la puberté y échappent.Pour les autres, inutile d’enchaîner les tasses de café : la sieste est le seul moyen de restaurer rapidement sa vigilance. »
Et de faire passer le « coup de barre » qui nous terrasse quotidiennement entre 14 et 16 heures. Quelques rares études sur de petits échantillons se sont penchées sur la question. Selon elles, un temps de sieste au travail augmente la vigilance, la créativité et la productivité des salariés. À condition de suivre le mode d’emploi : rester plutôt habillé sur un lit, ou confortablement installé dans un fauteuil, et se limiter à vingt minutes, quitte à programmer son réveil, sous peine de se réveiller « vaseux ».
Selon un neurobiologiste américain, il est urgent de travailler moins
Tout autant que le sommeil, laisser l’esprit vagabonder est indispensable au bon fonctionnement de notre cerveau. C’est ce que suggèrent les résultats de recherches récentes en neurosciences. Elles révèlent que chaque fois que notre attention n’est pas dirigée vers un objet spécifique, un réseau particulier de connexions neuronales se met en place, impliquant des régions du cerveau éloignées les unes des autres. Baptisé par les scientifiques le « réseau en mode par défaut », il jouerait un rôle important dans la connaissance de soi, la mémoire autobiographique, les processus sociaux et émotionnels et la créativité. Ce qui fait dire à Andrew Smart, neurobiologiste américain, qu’il est urgent de travailler moins.
Dans son livre Autopilot, The Art and Science of Doing Nothing, (l’art et la science de ne rien faire) véritable plaidoyer pour le droit à l’oisiveté et la réduction du temps de travail, il explique : « Lorsqu’on se repose, le réseau en mode par défaut ouvre des connexions entre des régions du cerveau normalement trop occupées pour communiquer entre elles. C’est de cela que peuvent émerger la vraie créativité et l’inspiration. Ce réseau se maintient tant que l’on se détend. Chaque fois que l’on est occupé à regarder la liste de ce que l’on a à faire, à vérifier sa comptabilité, à être productif au travail, il se désactive. » Cela pourrait expliquer que les mots que l’on cherche nous reviennent en mémoire sitôt qu’on arrête d’y penser…
Notre vrai potentiel ne peut être réalisé qu’à travers des périodes où l’on ne fait rien
« Tout comme notre corps a besoin de repos, notre intellect a besoin d’arrêter sa mécanique, de temps en temps, pour se ressourcer », rappelle Hesna Cailliau. « Les Chinois savent que l’une des fonctions essentielles de l’homme est d’être capable de calmer la «folle du logis» ou le «singe fou» des pensées. On retrouve alors le calme intérieur qui laisse se déployer nos forces, notre plein potentiel, et on goûte à la vie, vécue dans la plénitude de l’instant présent. » Elle poursuit : « Se ménager des plages où l’on ne fait rien, où le temps est comme suspendu, c’est se permettre de prendre de la distance avec ses émotions pour mieux voir le réel et les petits signes annonciateurs du futur immédiat. C’est s’ouvrir à l’intuition et laisser sa créativité se déployer. »
Et Andrew Smart de conclure : « Notre système de pensée nous fait croire que sans une activité ininterrompue, nous ne vivons pas à notre plein potentiel. Les neurosciences modernes pourraient bien nous montrer qu’en fait c’est tout le contraire: notre vrai potentiel ne peut être réalisé qu’à travers des périodes où l’on ne fait rien. »
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