J’ai pris une douche, je me suis rhabillé et je me suis rendu chez monsieur Salomon pour voir s’il était encore là. J’ai filé rapidement à côté de la loge de monsieur Tapu, le concierge, qui ne peut pas me blairer et ne rate jamais une occasion de sortir de sa loge pour faire le plein de haine à mon égard. C’est quelque chose dans mon physique, onne peut pas plaire à tout le monde. Je le fais sortir et il n’y a rien à faire. J’essaye de l’éviter, j’aime bien ne pas le voir, ça fait quand même quelque chose de moins, mais c’est toujours ah vous voilà! derrière mon dos et je suis bien obligé de le rencontrer. Moi, quand je suis en présence d’un con, d’un vrai, c’est l’émotion et le respect parce qu’enfin on tient une explication et on sait pourquoi. Chuck dit que si je suis tellement ému devant la Connerie, c’est parce que je suis saisi par le sentiment révérenciel de sacré et d’infini. Il dit que je suis étreint par le sentiment d’éternité et il m’a même cité un vers de Victor Hugo, « oui, je viens dans ce temple adorer l’Eternel ». Chuck dit qu’il n’y a pas une seul thèse sur la Connerie à la Sorbonne et que cela explique le déclin de la pensée en Occident.
– Alors, on vient voir le roi des Juifs?
Au début, j’essayais d’être gentil avec lui, mais ça ne faisait que l’aggraver. Plus j’étais poli, oui monsieur Tapu, non monsieur Tapu, je ne le ferai plus, monsieur Tapu, je ne l’ai pas fait exprès, monsieur Tapu, et plus je lui manquais. Alors j’ai commencé à l’alimenter. On a toujours besoin des autres, on ne peut pas passer sa vie à se détester soi-même. Chuck dit que si les loubards n’attaquaient plus les personnes âgées, si les Juifs n’étaient plus là, si les communistes s’évaporaient et si les travailleurs immigrés étaient renvoyés chez eux, ce serait pour monsieur Tapu le désert affectif. J’avais de la peine pour lui et je faisais des trucs exprès pour le motiver, j’arrachais une baguette métallique de la moquette, je cassais une vitre ou je laissais la porte de l’ascenseur ouverte pour lui donner satisfaction. C’était un mec qui avait besoin d’assistance. Quand on a de la rancune à ne plus savoir quoi en faire ni à quoi l’accrocher et que ça devient tellement démesuré que c’est tout un système solaire, on se sent mieux quand on trouve une motivation, même si c’est seulement un mégot sur le tapis ou une porte de l’ascenseur laissée ouverte. Il avait besoin de moi, il lui fallait quelqu’un de personnel à détester parce que sans ça, c’était le monde entier et c’était trop grand. Il fallait quelqu’un et quelque chose de palpable. Un fier-à-bras qui ne lui faisait pas peur, non monsieur. Au début, quand je lui proposais de porter les ordures ou de donner un coup de main pour balayer, c’était un peu comme les ouvriers algériens qui sont doux et gentils et refuser de violer et qui se rendent ainsi coupables de non-assistance aux personnes dans leurs opinions.
Romain Gary, L’Angoisse du Roi Salomon.
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