Parce qu’on ne fabrique pas des idées comme on fabrique des voitures, il faut arrêter de vouloir standardiser la créativité.

Tous secteurs confondus, les entreprises subissent une pression considérable pour former une main d’œuvre capable de s’adapter rapidement aussi bien aux conditions changeantes du marché qu’aux technologies de rupture. Ceux que l’on appelle les « travailleurs du savoir » doivent être flexibles, de bons stratèges et surtout innovants, afin de tirer parti de cette nouvelle réalité économique. L’innovation exige à la fois d’avoir une vision globale et créative pour identifier de nouvelles opportunités et d’être capable de les mettre concrètement en œuvre. Et donc d’être productif.

C’est ainsi que la productivité et la créativité sont devenues des piliers fondamentaux de la culture moderne du travail, à la fois en tant que qualités attendues de la part des employés et facteurs clés socialement reconnus de réussite. Les travailleurs du savoir doivent faire face à des conditions de travail complexes pour satisfaire la demande qui leur est faite d’être à la fois – et à parts égales – productifs et créatifs.

La source de ce conflit est simple : la productivité et la créativité sont basées sur des idéologies contradictoires, que l’on associe artificiellement pour s’adapter aux nouvelles conditions de travail de l’économie du savoir. Par le passé, ces deux concepts ont évolué parallèlement, sans jamais se croiser.

Sortir de la production de masse

A l’origine, le concept de productivité a été développé par les gouvernements et les forces armées pour gérer des effectifs importants via des tâches standardisées. Il s’agit d’un système basé sur la philosophie de la production de masse, à travers des résultats constants et mesurables ; une approche mise au point par les organisations au cours de la révolution industrielle. Aujourd’hui, la productivité reste un principe directeur de la pensée managériale, une priorité au sein des organisations et, pour beaucoup, une pratique personnelle. Au cours du siècle dernier, la productivité est passée d’un outil organisationnel à une responsabilité individuelle.

Alors que la productivité passait progressivement au second plan, la créativité gagnait du terrain. Sous l’Empire Romain, l’inspiration créatrice était considérée comme un don des dieux, inaccessible à l’homme. C’est à la période romantique que la créativité a été intégrée à notre identité de mortels. Mais celle-ci était encore réservée aux artistes de talent et aux génies. Ce n’est qu’à la naissance de la psychologie sociale que la créativité a été définie comme un ensemble de compétences, telles que la capacité à générer des idées, à avoir un regard décalé et original, ou même une pensée divergente (la pensée divergente, ou latérale, est la capacité de générer des solutions multiples et ingénieuses à un même problème ; il s’agit d’une approche mentale spontanée, fluide et non linéaire, basée sur le curiosité et la non conformité). Ce dont tout individu est doté, à des degrés divers. Aujourd’hui, la créativité s’est transformée en une puissante unité de production économique et en une priorité pour les organisations. Elle est passée d’un don divin à une qualité, puis à une compétence et aujourd’hui, pour beaucoup d’entre nous, à un moyen. N’étant désormais plus réservée aux génies, la créativité est devenue un élément essentiel du business, passant du domaine de l’individu à une priorité pour les organisations et les gouvernements.

C’est à l’occasion de ce changement d’échelle que se produisent des conflits. Si les entreprises ne parviennent pas à les résoudre, elles risquent d’entraver la performance qu’elles essaient justement d’encourager.

Les méfaits du rêve américain

Des études montrent que la créativité naît principalement en dehors des plages de travail normées. C’est pourquoi la solution à un problème persistant nous vient souvent lorsque nous promenons notre chien ou prenons une douche. Nous ne pouvons pas fabriquer des idées en appliquant les mêmes méthodes que celles utilisées pour fabriquer des voitures. Et pourtant, c’est précisément ce que certaines politiques organisationnelles obsolètes attendent des travailleurs. Le processus de création est basé sur un temps non comptabilisé – ce qui va à l’encontre des pratiques de gestion du temps forçant les salariés à prouver qu’ils travaillent en permanence et de façon toujours plus productive. Il en résulte des agendas remplis de réunions, d’appels téléphoniques et autres distractions qui empêchent les individus de prendre le temps de s’arrêter et de réfléchir aux grands défis stratégiques de leurs métiers.

Ce problème s’accentue avec certains idées de notre société, tels que le rêve américain qui a été exporté dans le monde entier. Celui-ci promeut une culture fanatique de l’activité permanente, dans laquelle le succès est directement mesuré à l’aune du nombre d’heures de travail effectuées. Les médias adorent décrire les habitudes de travail d’entrepreneurs et de personnalités publiques : ils n’ont besoin que de quelques heures de sommeil, se lèvent avant le soleil, passent de longues journées au bureau et sont fiers de ne jamais partir en vacances. Bien que la science montre à quel point un tel comportement est nocif, nous avons créé une mythologie autour du travail acharné que la plupart des créatifs, même les plus sceptiques, peinent à remettre en question.

Se reconcentrer sur le travail

Les organisations doivent reconnaître qu’elles ne peuvent plus continuer à mesurer le travail intellectuel à l’aune d’un système tombé en désuétude. Nous devons cesser de demander aux salariés d’adhérer à une façon de travailler qui a été développée dans un monde qui n’existe plus. La première étape consiste à examiner la culture organisationnelle et les systèmes de croyance inhérents à certaines entreprises. Les longues heures passées au travail, souvent tard le soir, sont-elles suffisamment reconnues ? Les managers peuvent-ils exiger un flux constant de productivité ? Les salariés sont-ils censés répondre aux e-mails à toute heure ?

Notre culture idolâtre la créativité tout en vouant un culte à la productivité. Cela n’est pas une voie viable vers une performance pérenne. D’une certaine manière, en cours de route, nous avons cessé de nous concentrer sur « le travail » pour devenir obsédés par le fait de « travailler ».

Rahaf Harfoush

Anthropologue spécialiste des questions numériques, elle a fondé Red Thread Inc., cabinet de conseil et « think tank » qui soutient les entreprises en les aidant à transformer les tendances numériques en opportunités stratégiques. Elle enseigne l’innovation et les business model émergents à Sciences Po Paris dans le cadre d’un MBA. Elle a été considérée comme « a Young Global Shaper » par le Forum économique mondial et comme un talent émergent par le Forum des femmes pour l’économie et la société. Son prochain livre, “Hustle and Float”, sortira en octobre 2018.

Source – crédit photo: pixabay

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