Telerama nous informe…
 
Longtemps persécutée, moquée ou salie, la sorcière revient aujourd’hui sous un éclairage positif. Féministes, écologistes, anticapitalistes : tous pourraient la revendiquer.
 

« Tremate, tremate, le streghe son tornate » (« tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour »)… Au cœur des années 70, les féministes italiennes s’étaient emparées de la sorcière pour en faire le symbole subversif de la révolte féminine. Leurs consœurs françaises avaient suivi, et une revue littéraire féministe arbora le titre de Sorcières (sous-titre Les femmes vivent…), sous la houlette de Xavière Gauthier, Marguerite Duras ou Nancy Huston.

Et puis, chassées par le rouleau compresseur des années 80, qui referma brutalement les pistes ­lancées par la contre-culture, les sorcières se sont éclipsées. Ne laissant dans leur sillage que les vieilles et laides créatures des contes pour enfants et, à la faveur d’une énième rediffusion télé, l’adorable mais inoffensive Samantha, Ma sorcière bien-aimée

Des figures d’émancipation féminine

Mais les sorcières sont de retour en France et elles sont toujours aussi dérangeantes, incandescentes. Depuis quelques années déjà, elles infusaient les littératures populaires anglo-saxonne et française, de la fantasy à la science-fiction, devenues des réservoirs de figures d’émancipation féminine.

Voilà que des artistes comme la jeune plasticienne Camille Ducellier, réalisatrice du film expérimental Sorcières, mes sœurs, ou l’écrivain Chloé Delaume, s’en emparent à leur tour (1). Et coup sur coup, trois livres-chocs nous invitent à penser autrement les sorcières, leur rendent leur légitimité… et leur modernité.

La sorcellerie est un terrain glissant et l’on s’y sent peu à l’aise, en tout cas en France. Ceci explique, sans doute, que ces textes nord-américains nous arrivent avec tant de retard : quarante-deux ans pour celui des militantes féministes Barbara Ehrenreich et Deirdre English, douze ans pour l’écoféministe Starhawk, dix ans enfin pour l’historienne marxiste et féministe Silvia Federici.

En nommant sa collection Sorcières, et en publiant la sorcière néo-païenne Starhawk, l’éditrice Isabelle Cambourakis était consciente du risque qu’elle prenait.« Quand j’ai commencé cette collection de sciences humaines, j’ai immédiatement pensé à la sorcière, par rapport aux années 70, à son potentiel subversif qui reste si puissant. La posture n’est pas facile, mais j’assume les ricanements. »

Sortir du folklore et des clichés ésotériques

Pourquoi donc s’y réintéresser en 2015 ? Parce que, constate Silvia Federici, la chasse aux sorcières, qui s’étendit du XIVe au XVIIe siècle en Occident, « demeure l’un des phénomènes les moins étudiés de l’Histoire ». D’où le fantastique apport de ces ouvrages, qui sortent enfin les sorcières du folklore et des clichés ésotériques. « Comme pour toute histoire, écrivent Barbara Ehrenreich et Deirdre English, celle des sorcières fut rapportée par l’élite instruite, ce qui fait qu’aujourd’hui, nous ne les connaissons qu’à travers les yeux de leurs persécuteurs. »

Paru en 1973 et aussitôt « best-seller underground », Sorcières, sages-femmes et infirmières est l’un des premiers essais à raconter la persécution des sorcières, non plus en les considérant comme des coupables, mais comme des victimes. Cette « guerre contre les femmes », affirment les auteures, ne fut pas un phénomène « mineur » : si des centaines de milliers de femmes furent massacrées, torturées ou exilées (2), c’est parce qu’elles menaçaient la structure et la distribution du pouvoir.

La chasse fut menée par la classe dirigeante contre la population féminine paysanne, les sages-femmes et les guérisseuses, qui étaient souvent « les seuls médecins généralistes d’une population qui n’avait ni docteurs ni hôpitaux et qui souffrait amèrement de la pauvreté et de la maladie ». On passa alors d’une médecine « douce » et empirique, basée sur une compréhension des os et des muscles, des plantes et des médicaments, à une médecine « héroïque », faite de saignées, lavements et forceps obstétricaux.

Confisquer la connaissance

Le premier enjeu fut donc celui du contrôle, et de la confiscation de la connaissance :« une médecine masculine pour la classe dominante sous les auspices de l’Eglise était acceptable, une médecine féminine intégrée à une sous-culture paysanne ne l’était pas ». Pas plus que la maîtrise et les savoirs exercés par les femmes sur leurs fonctions reproductrices, des siècles durant.

Ce « gigantesque gaspillage de talent, d’éducation, d’expérience », cette politique de terreur (qui s’exerça contre les Juifs et les chrétiens hérétiques aussi) se déroulèrent à l’apogée de la Renaissance, en pleine floraison des arts, des sciences et de l’humanisme. Con­trairement à l’idée propagée par les Lumières, le Moyen Age, « superstitieux », n’a persécuté aucune sorcière. « Le concept même de sorcellerie ne fut pas formulé avant la fin du Moyen Age, rappelle Federici, et il n’y eut jamais, au cours de « l’Age sombre », de procès collectifs et d’exécutions, alors que la magie imprégnait la vie »…

Dans Rêver l’obscur, la Californienne Starhawk propose un changement de perspective saisissant. Elle replace la chasse aux sorcières dans le contexte politique et économique des XVIe et XVIIe siècles, du passage de la société féodale à l’économie de marché et au patriarcat salarié. Sans cette persécution, dit-elle, impossible de comprendre les origines du capitalisme !

Paysannes, célibataires, vagabondes…

Car tout bascule alors – l’économie, la société, les valeurs… En s’attaquant à celles qui défient l’ordre nouveau – les femmes paysannes qui prennent (souvent) la tête des mouvements contestant l’autorité et l’Eglise, mais aussi les célibataires, les vagabondes, les femmes âgées qui incarnaient le savoir et la mémoire de la communauté –, les persécuteurs anéantissent l’idée d’une révolution qui pourrait bénéficier aux femmes, aux pauvres et aux non-propriétaires. Ces transformations « ont avantageusement servi les classes montantes professionnelles argentées et rendu possible l’exploitation brutale, extensive et irresponsable des femmes, des travailleurs et de la nature ».

Ainsi, l’éradication des sorcières est inséparable des « enclosures » – le vaste mouvement d’expropriation des terres et ressources naturelles collectives, peu à peu transformées en propriétés privées. Cette privatisation a détruit le système de droits et d’obligations mutuels du village médiéval et empêché l’accès aux pâturages, bois, abris, herbes thérapeutiques…

Les femmes, qui étaient souvent en charge des « communs », furent les premières à souffrir de leur disparition, tandis que le salariat devenait la norme pour les hommes. Et la terre, désormais propriété privée, s’est retrouvée « liée à la nouvelle vision du monde (où) la nature n’est pas vivante, et n’a de valeur que dans la mesure où elle peut être exploitée ».

C’est la fin du monde de « l’immanence » – le monde vu comme interdépendant et interactif, où chaque élément porte en lui une valeur sacrée et qui avait survécu au catholicisme à travers la culture des sorcières, notamment. C’est le triomphe d’une vision « mécaniste » du monde, qui coupe l’homme de la nature, et permet l’exploitation de cette dernière à un degré inconnu jusque-là. Mais c’est aussi la métamorphose de la condition féminine : peu à peu exclue du travail productif, la femme est confinée dans le royaume de la reproduction et con­damnée à jouer le rôle d’objet.

L’utérus comme territoire public

Dans l’incontournable et limpide Caliban et la sorcière, l’historienne Silvia Federici étoffe encore l’analyse : « Alors qu’au Moyen Age les femmes avaient pu employer diverses formes de contraception, et avaient exercé un contrôle incontestable sur le processus d’enfantement, leurs utérus, à partir de ce moment-là, devenaient un territoire public, contrôlé par les hommes et l’Etat, et la procréation était directement mise au service de l’accumulation capitaliste. »

Federici reproche à Foucault d’avoir totalement ignoré la répression vis-à-vis des sorcières dans son étude sur la sexualité ; et à Marx d’avoir relégué leur chasse aux oubliettes, comme si elle était sans rapport avec la lutte des classes. « Cependant, l’ampleur du massacre aurait dû éveiller quelques soupçons […]. La chasse aux sorcières a eu lieu en même temps que la colonisation et l’extermination des populations du Nouveau Monde, les enclosures, le début de la traite des esclaves, la promulgation des « Bloody Laws » (réprimant) les vagabonds et les mendiants […].On aurait pu trouver un sens à tout cela. »

On en trouve un aujourd’hui. Dans une période marquée par le désastre écologique et la crise du capitalisme, les sorcières n’ont jamais semblé aussi modernes. Les prendre au sérieux, elles et leur héritage, les faire rentrer – enfin ! – dans les études universitaires, c’est dérouler jusqu’à nous des fils ultracontemporains et ô combien utiles pour le féminisme, la critique du néolibéralisme contemporain, et c’est remettre du féminin dans une Histoire qui en manque singulièrement, qu’elle soit marxiste ou non…

Mieux comprendre la « transition vers le capitalisme », c’est aussi mieux saisir « la misogynie qui imprègne toujours les pratiques institutionnelles et les rapports hommes-femmes », écrit Silvia Federici. C’est réaliser comment l’association des femmes et de la nature a été utilisée pour les dévaloriser toutes deux, schéma qui perdure.

Isolées, aliénées, impuissantes

Le passé vit dans le présent, écrit Starhawk. « Les expropriateurs se déplacent dans le tiers-monde, détruisant les cultures, pourvoyant la connaissance occidentale estampillée, pillant les ressources de la terre et des gens […]. La fumée des sorcières brûlées est encore dans nos narines ; elle nous intime […] de nous considérer comme des entités séparées, isolées, en compétition, aliénées, impuissantes et seules. »

L’antidote, pour Starhawk la néo-païenne, consiste précisément à se nommer sorcière. Et se nommer sorcière, c’est rendre aux femmes le droit d’être puissantes et même dangereuses, faire d’elles les héritières des guérisseuses et des sages-femmes. Et ouvrir de nouveaux possibles, politiques, artistiques.

« Comme avec les mouvements queer (oui, je suis fier d’être pédé !) ou Black is beautiful, on se réapproprie un terme qui a été une insulte, la cause d’un immense massacre de femmes », dit Camille Ducellier, réalisatrice du film expérimentalSorcières, mes sœurs, qui donne à voir cinq « sorcières » modernes – l’écrivain Chloé Delaume qui y fait son apostasie, un transgenre qui travaille dans un donjon SM ou encore Thérèse Clerc, féministe octogénaire.

Au pays de Descartes, ressortir la figure de la sorcière est aussi une façon de donner un grand coup de pied dans les tabous de la rationalité et de la normativité. Et de transformer les rires qui accompagnent habituellement l’évocation des sorcières en un rire qui fracasse les certitudes, un rire de sorcière. Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour… ­

source: http://www.telerama.fr/Weronika Zarachowicz – crédit photo: capture

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