Depuis la crise de la vache folle, notre pays se targue d’avoir une des meilleures viandes au monde et d’être à la pointe de la sécurité alimentaire. Le message des industriels de la viande se veut clair et rassurant : « La viande est tracée et contrôlée de la fourche à la fourchette. » Les Français peuvent savourer en paix… Et cela tombe bien, chacun d’entre eux consomme en moyenne 92 kg de viande par an. L’envers du décor est beaucoup moins idyllique. Depuis quelques années, plusieurs rapports des inspecteurs vétérinaires européens, de la Direction générale de l’Alimentation (DGAL) ou encore de la Cour des comptes tirent la sonnette d’alarme. Abattoirs non conformes, matières fécales visibles sur les carcasses, manque de prélèvements, détournement de la loi au profit de l’abattage halal et casher plus économique, remballe, baisse du nombre de vétérinaires d’Etat, absence de sanctions… Pendant un an, Anne de Loisy a interviewé les acteurs-clés de la filière. Son enquête met au jour les conséquences de ce manque d’hygiène et de contrôles : des intoxications alimentaires qui touchent plus particulièrement les jeunes enfants et les personnes âgées.

LE JDBN:

Combien de temps vous a pris la rédaction de votre livre “ Bon appétit ! Quand l’industrie de la viande nous mène en barquette” ?

 

A. DE LOISY:

J’ai travaillé sur le projet pendant 3 ans par intermittence, j’ai remis le livre à jour 3 fois, ce qui m’a permis de l’enrichir à chaque relecture. Chaque chapitre a été long à développer. Je mets pas mal de temps à réfléchir mais une fois que je suis partie je peux écrire toute la nuit. Ensuite je fais relire mes textes et les corrige pour arriver à quelque chose de vraiment abouti.

 

LE JDBN:

Et vous l’avez fait relire par qui ?

 

A. DE LOISY:

En l’occurrence, celui-ci, je l’ai fait relire par des journalistes, des vétérinaires, des juristes et des scientifiques.

 

LE JDBN:

Pouvez-vous nous dire de quoi est partie cette enquête, qui vous a mis cette idée en tête ?

 

A. DE LOISY:

En fait c’est une société de production qui m’a appelée en me disant : “On veut faire un sujet sur les abattoirs. Nous avons eu connaissance d’un rapport de la Cour des Comptes alarmant. Est-ce que ça t’intéresse ?”. Et moi les trucs un peu compliqués, l’investigation, c’est ça qui me plaît. J’ai donc dit oui !

Je suis revenue auprès d’eux au bout de trois semaines en leur disant : “ J’ai trouvé plein de choses très intéressantes. Il y a vraiment de quoi faire !”

J’ai rencontré de nombreux interlocuteurs, pas toujours très facilement, car il faut savoir que c’est un milieu très fermé ! Il ne faut pas hésiter à multiplier les contacts pour arriver  à ses fins. De ce fait, j’ai vu et appris énormément de choses et je me suis dit que c’était vraiment dommage de ne pas les faire connaître au plus grand nombre. L’avantage d’un livre contrairement à un film c’est qu’on dispose de plus d’espace pour exposer les tenants et les aboutissants d’un sujet.

 

LE JDBN:

Depuis la sortie de ce livre, avez-vous constaté certaines modifications concernant toutes les dérives dénoncées ?

 

A. DE LOISY:

Non hélas, même si de nombreux représentants du ministère de l’Agriculture et de l’industrie m’ont avoué individuellement qu’ils étaient d’accord avec moi et qu’ils partageaient mon constat, alors que globalement les gros industriels de la viande sont en colère contre ce livre ! Ce qui est plutôt marrant, c’est qu’il y a eu un article de 7 pages dans Libération intitulé: 13 raisons de manger moins de viande, avec une interview d’une page sur le livre. Suite à cet article, le SNIV-SNCP, le plus gros syndicat d’industriels de la viande, a sorti un numéro hors-série de Zoom titré 13 bonnes raisons de manger de la viande ! En revanche, l’industrie reconnaît qu’il va falloir travailler sur des circuits plus courts et je trouve que c’est déjà un grand pas !

 

LE JDBN:

En ce qui concerne la situation sanitaire déplorable de certains abattoirs, que faire pour faire changer les choses ?

 

A. DE LOISY:

Il y a plusieurs choses à faire. La première nécessité est de demander au gouvernement de jouer son rôle. Les lois et réglementations existent mais elles ne sont pas ou peu appliquées dans les abattoirs, il faut donc se doter de moyens de faire bouger les choses, il en va de la survie de nos industries agroalimentaires. Il est également indispensable d’augmenter le nombre de vétérinaires et de techniciens vétérinaires dans les abattoirs, ils ne sont pas assez nombreux pour effectuer tous les contrôles “obligatoires” et on court à la catastrophe. Il faudrait par ailleurs expliquer aux consommateurs ce qu’est une bactérie, et quelles sont celles qui sont dangereuses afin de les aider à s’en prémunir.

 

LE JDBN:

Pensez-vous également que le consommateur lambda puisse faire bouger les choses ?

 

A. DE LOISY:

Effectivement, il n’y a pas que le gouvernement qui doit agir ! En tant que consommateurs, nous avons aussi notre rôle à jouer… C’est d’abord, et dans la mesure du possible, à nous d’acheter notre viande directement soit à l’éleveur soit au boucher du coin. D’une part, parce que cela permet de recréer un tissu social mais surtout parce que cela permet de connaître l’origine de sa viande !! Il faut absolument créer cette synergie parce que l’éleveur qui connaît ses clients est plus enclin à faire un travail de qualité. Cela permet aussi de s’assurer que la viande achetée n’a pas passé 2 ans dans le congélateur d’un industriel à l’autre bout du monde.

 

LE JDBN:

Comment dénoncer toutes les choses qu’on nous cache, puisque le consommateur lambda n’a pas le droit de visiter des abattoirs ?

 

A. DE LOISY:

Et bien ma façon à moi de dénoncer cette situation a été d’écrire un livre, maintenant encore une fois, je crois aux circuits courts. Gardons toujours en mémoire que notre « pouvoir d’achat » est un bulletin de vote ! De l’autre côté de la Manche, les Britanniques y sont parvenus. A titre d’exemple et en à peine un an, à la suite de la diffusion de sept émission de télévision destinées à montrer aux téléspectateurs la face cachée de l’industrie de la viande, les ventes de poulets de batterie ont diminué de 11% et celles de poulets élevés en liberté ont augmenté de 36%.

Ce qu’il faut savoir, c’est qu’en France, de nombreux élevages de volaille disposent de leur propre abattoir. Ce n’est pas la même démarche d’abattre les bêtes que vous avez vous-même élevées ou de les confier à un abattoir qui en tue 20 000 à l’heure, comme dans les gros des abattoirs industriels français.

 

LE JDBN:

De toutes ces investigations au sein des abattoirs, quel spectacle vous a le plus choqué ?

 

A. DE LOISY:

Dans les abattoirs, ce qui est violent, c’est de voir passer les animaux de la vie à trépas.

Cela fait partie du processus, mais c’est une opération violente qui ne laisse pas intacte.

 

LE JDBN:

Avez-vous assisté à des abattages sans étourdissement ?

 

A. DE LOISY:

Oui avec étourdissement et sans étourdissement. J’ai vu les deux. Dans un abattoir, le processus conventionnel est le suivant : la vache entre dans une espèce de tambour de machine à laver géante, puis les parois de la machine se resserrent sur les côtés et derrière elle pour plus qu’elle ne puisse plus bouger.

Si elle est étourdie, un opérateur arme son « matador », sorte de cylindre à tige perforante, la place à un endroit précis du front de l’animal et déclenche le percuteur. La tige pénètre dans la boîte crânienne. La bête perd conscience sur le champ et tombe sur le flanc. L’opérateur active une porte latérale, la bête s’affale sur le sol. Elle est ensuite hissée au-dessus du sol avant d’être égorgée.

Lorsque la bête est abattue sans étourdissement, la vache pénètre dans le même tambour, avant que celui-ci ne se retourne pour que la vache se retrouve les 4 pattes en l’air. S’ensuit l’égorgement. Bien sûr, c’est un acte encore plus violent qui nécessite que les sacrificateurs soient bien formés.

J’ai assisté à des abattages sans étourdissement très bien faits, mais ce n’est pas toujours le cas, loin de là ! Je pense notamment à un sacrificateur d’origine malienne (je précise son origine car il était Peul, issu d’une famille d’éleveurs et connaissait très bien les animaux). Cet homme caressait la joue des vaches, elles le regardaient, puis il leur tranchait la gorge. C’était propre, rapide et efficace. Je ne dis pas que c’était joyeux mais j’ai ressenti beaucoup de respect.

J’ai en revanche visité d’autres abattoirs dans lesquels cela transpirait que les sacrificateurs n’aimaient pas faire ce travail. Du coup, ils égorgeaient les vaches avec des couteaux mal aiguisés, et leur tranchaient la gorge en faisant plusieurs allers-retours comme s’ils coupaient du pain… Les bêtes ahanaient, se débattaient de toutes leurs forces, se cabraient et s’étouffaient dans leur propre sang, en poussant des mugissements de terreur et de douleur. C’était ignoble et d’une violence inouïe.

 

LE JDBN:

Mangez-vous encore de la viande ?

 

A. DE LOISY:

Oui, je mange encore de la viande, mais après avoir visité tous ces abattoirs, je dois reconnaître que j’en mange beaucoup moins. J’achète par le biais de circuits-courts une viande de meilleure qualité, dont je connais les éleveurs. Par ce biais, les éleveurs font des caissettes de 5 à 10 kilos dans lesquelles on ne choisit pas toujours ses morceaux…

L’idée étant que les consommateurs se partagent l’ensemble de la carcasse. Cela incite à varier ses plats et par conséquent son alimentation. Le temps du changement est venu. Parions sur le fait que notre génération sera celle de la reconquête de nos assiettes.

 

A propos d’ Anne de Loisy…

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Journaliste d’investigation depuis une quinzaine d’année, Anne de Loisy a travaillé pour Envoyé Spécial, Des Racines et des ailes et Capital. Pendant trois ans, elle a enquêté au cœur de la filière viande : élevages, abattoirs, traders, distributeurs et boucheries.

Elle a interviewé les acteurs-clés, analysé des rapports d’experts (pour certains confidentiels) et déchiffré les textes de lois.

 

 

Source: Sophie et Béatrice Denis. JDBN

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